Fred Kleinberg vu par Raphaël Pic
Entretien
Raphaël Pic : Certains artistes sont mus par une inspiration qui tient de l’air du temps, de l’ineffable, de l’instantané, d’autres ne fonctionnent que par « séries ». Quelle est votre façon de travailler ?
Fred Kleinberg : Je travaille toujours de la même façon. Je construis un univers et je m’y immerge. J’ai toujours plusieurs toiles en cours simultanément, parfois des dizaines. Je ressens la nécessité de conceptualiser une thématique – celle d’Odyssée porte sur les réfugiés. Avant même de commencer, se forme lentement dans ma tête une vision de l’exposition idéale. Je prépare une sorte de cahier des charges, une série de contraintes – le format, le cadrage, jusqu’aux intentions de couleurs. Si l’expression n’était pas galvaudée, on pourrait presque parler de charte graphique. Pour cette série, J’ai travaillé par « diptyques » par rapprochement d’images. J’ai choisi une forme de bichromie, avec des camaïeux de tonalités pour les tableaux évoquant l’histoire de l’art, la mythologie, notre culture collective. Ils sont présentés en dialogue avec d’autres tableaux inspirés par des images d’actualités, ceux-là étant traités en polychromie. Sept « diptyques » au total, sans m’interdire d’enrichir l’ensemble entre deux étapes de l’exposition – et une grande fresque, un dessin au pastel sur papier de 18 m de long sur 1,30 m. Chacune de ces œuvres est accompagnée d’une bande-son produite à partir d’enregistrements, de témoignages que j’ai faits dans les camps de réfugiés. La production sonore est réalisée en collaboration avec le musicien François Régis Matuszenski.
Que se passe-t-il avant le premier coup de pinceau ?
Je voyage, je m’informe, je lis beaucoup, j’écris s’il le faut. Pour ce projet, j’ai croisé des informations politiques et économiques venues d’ONG, de la presse, de romans et de reportages, mais je me suis aussi replongé dans la mythologie et l’histoire – aussi bien l’Exode que l’Odyssée d’Homère – évidemment ! J’ai vu des films documentaires comme Aquarius, qui détaille l’aventure du navire humanitaire qui vient en aide aux migrants entre l’Afrique et l’Italie, ou Sous la peau de Cécile Allegra, qui décrit la situation de l’exode des Erythréens. J’ai aussi fait plusieurs déplacements dans la jungle de Calais et à Grande-Synthe, dans les camps de réfugiés de Moria et de Karatepe, à Lesbos en Méditerranée. J’ai mêlé ma vie d’artiste au monde de l’humanitaire, animé des ateliers de création avec des réfugiés dans l’urgence, écouté et enregistré leurs histoires, senti, appris et tenté de comprendre…
Comment assemblez-vous tous ces éléments, tous ces « inputs », comment leur donnez-vous une unité, un sens ?
Toutes ces informations et ces expériences, sur différents registres, contribuent à bâtir cet univers dont je parlais, c’est-à-dire à en tirer des fils plus universels que ceux que nous propose l’actualité immédiate. De retour dans l’atelier, je « cuisine » comme disait Picasso. Je fais un tri entre les images. Mon objectif est de témoigner de cette réalité avec les moyens de la peinture, d’interroger, de transformer le regard de l’autre.
Suivez-vous une cadence particulière, un déroulé rigoureux dans vos journées de travail ?
Chaque journée à l’atelier commence par le même rituel. J’arrive le matin, le plus tôt possible, et je me change en évitant de regarder les tableaux en cours. Ce que j’observe en premier lieu, ce sont mes palettes. Ce ne sont pas les petites palettes habituelles du peintre, avec une encoche pour le pouce, mais de grandes palettes horizontales transparentes, en plexiglas. J’en ai toujours trois ou quatre, chacune mesurant plus de deux mètres de long. J’y prépare mes couleurs. Je les étudie attentivement, puis, ensuite seulement, je regarde mes toiles. Cela peut prendre dix minutes ou une heure. La peinture à l’huile est un apprentissage du temps, organique et biologique, son temps de séchage est incompressible. Je vis avec ce rythme, il est pour moi le temps du regard. Je travaille le ventre vide, jusqu’à 15 heures environ – j’ai un rythme andalou ! Je reprends après un déjeuner tardif. C’est là une journée idéale, mais, dans la réalité, elle est parfois contrariée par des obligations, des rendez-vous. Je tâche cependant de m’y tenir : il est important de savoir ritualiser une journée, pour en faire sortir l’énergie nécessaire.
Vous avez produit Odyssée dans un superbe espace, immense et lumineux, d’où le regard peut s’évader en suivant les trains qui quittent ou arrivent à la gare d’Austerlitz. Travaillez-vous dans le même atelier depuis vos débuts ?
Pas du tout. J’ai toujours été très nomade, et je change généralement de lieu en fonction des projets. Celui-ci sur les réfugiés a pris forme depuis mars 2016 dans un grand atelier de 400 mètres carrés à Ivry-sur-Seine, mis à ma disposition par un ami mécène. Mais j’ai eu toute une typologie d’ateliers. J’ai commencé à peindre à 16 ans ; 35 ans plus tard, j’ai une belle collection de souvenirs !
Au début des année 80, j’ai été dans une optique très collaborative, dans un squat d’artistes au 77, rue de Charonne à Paris, un ancien atelier de couture, avec briques et colonnes de fonte. Nous étions 12 artistes dans la mouvance du Street Art et de la Figuration libre. Nous travaillions ensemble sur de très grands papiers kraft, associant des performances dans la rue et recouvrant les panneaux publicitaires de nos peintures. C’était très libre, à l’image d’un groupe rock. Cet atelier était un lieu de rencontres, de fête, de performances, de répétitions de musiciens.
Cette atmosphère dans d’anciens espaces industriels abandonnés, qui rappelait les lofts new-yorkais, n’a pas résisté à la « gentrification » du quartier. Dans les années 90, nous avons prolongé cet esprit communautaire d’artistes sur trois péniches de 38 mètres de long, amarrées sur les bords de la Marne. J’ai passé mon permis de marinier et mon bateau me servait d’atelier. Ce furent d’autres expériences enrichissantes avec des musiciens, des danseurs ou des circassiens, par exemple quand nos amis du cirque Arkaos s’installaient pour répéter sur notre quai.
Vous avez souligné votre caractère nomade. Vous avez aussi travaillé à l’étranger, essentiellement en Europe et en Asie, peut-être dans des lieux insolites ?
J’ai effectivement eu des expériences très variées, par exemple un atelier dans une église désacralisée à Séville, dans le quartier de Triana, celui des gitans, au moment de l’Exposition universelle de 1992, ou dans un palais d’anciens Russes blancs à Moscou en 2001. A Pondichéry, j’ai travaillé dans une demeures coloniale Art déco mais aussi dans aussi une cahute en bois au bord de la mer. Il ne s’agit certes pas de constituer un catalogue de spots exotiques ! Mais il y a un génie du lieu spécifique à chaque endroit qui influe sur le travail, ménage des rencontres, ouvre des perspectives. J’aime beaucoup m’imprégner d’atmosphères éphémères, mouvantes, fragiles : ainsi l’église de Séville, qui avait aussi été une prison, incarnait encore quand j’y étais un esprit métissé, un peu interlope, qui s’est perdu depuis. Je suis très ouvert à la mécanique du hasard : en 2011, j’étais parti pour une simple résidence d’artistes à Shanghai, elle s’est transformée en un séjour d’un an avec quatre expositions.
Acceptez-vous le regard d’autrui, dans l’atelier, sur le travail en cours ?
J’ai longtemps été très réticent, je ne voulais rien montrer qui ne soit pas achevé. L’atelier était pour moi un espace hétérotopique et secret, où je n’acceptais que quelques rares visites, par exemple celle de mon ami photographe Bertrand Rieger souvent venu pour documenter le travail en cours. Puis, j’ai eu une expérience intéressante dans mon précédent projet (Reborn Project), quand mon atelier était installé en résidence dans une société de matériaux industriels, Manutan, à Gonesse. Le dialogue entre l’artiste et le monde de l’entreprise était évidemment un des objectifs de départ et j’ai été confronté au regard et aux questions des employés. Ils venaient me rencontrer, voir ce qu’était un artiste, comment je travaillais. Cela m’a amené à m’interroger sur le processus créatif, à assumer le non-fini, et, en définitive, m’a donné une forme de liberté.
Est-il facile de savoir quand une toile est finie ? Vous arrive-t-il de détruire des œuvres qui ne vous satisfont pas ?
Savoir si une toile est achevée n’est pas un processus rationnel. C’est une combinaison de critères objectifs, relativement faciles à établir – par rapport à ce que l’on avait défini au départ – et de critères subjectifs, bien plus complexes, qui tiennent davantage de la quête spirituelle, voire mystique. Prenez ce tableau, inspiré par l’incendie d’une structure d’habitat provisoire lors du démantèlement de la jungle de Calais. Même si je sais peindre le feu, j’ai maintes fois retouché la toile, il lui manquait quelque chose. Cela m’a pris du temps pour rendre ce feu vraiment vivant ! Quand je ne suis pas satisfait d’une peinture, je n’hésite pas à la détruire : cela m’est arrivé souvent. C’est un dialogue d’exigence avec soi et de respect envers les autres.
Raphaël Pic, 2017.
Historien d’art, journaliste Rédacteur en chef du Quotidien de l’Art.