Fred Kleinberg vu par Raphaël Pic

Fred Kleinberg vu par Raphaël Pic

Entretien

 Raphaël Pic : Certains artistes sont mus par une inspiration qui tient de l’air du temps, de l’ineffable, de l’instantané, d’autres ne fonctionnent que par « séries ». Quelle est votre façon de travailler ?

Fred Kleinberg : Je travaille toujours de la même façon. Je construis un univers et je m’y immerge. J’ai toujours plusieurs toiles en cours simultanément, parfois des dizaines. Je ressens la nécessité de conceptualiser une thématique – celle d’Odyssée porte sur les réfugiés. Avant même de commencer, se forme lentement dans ma tête une vision de l’exposition idéale. Je prépare une sorte de cahier des charges, une série de contraintes – le format, le cadrage, jusqu’aux intentions de couleurs. Si l’expression n’était pas galvaudée, on pourrait presque parler de charte graphique. Pour cette série, J’ai travaillé par « diptyques » par rapprochement d’images. J’ai choisi une forme de bichromie, avec des camaïeux de tonalités pour les tableaux évoquant l’histoire de l’art, la mythologie, notre culture collective. Ils sont présentés en dialogue avec d’autres tableaux inspirés par des images d’actualités, ceux-là étant traités en polychromie. Sept « diptyques » au total, sans m’interdire d’enrichir l’ensemble entre deux étapes de l’exposition – et une grande fresque, un dessin au pastel sur papier de 18 m de long sur 1,30 m. Chacune de ces œuvres est accompagnée d’une bande-son produite à partir d’enregistrements, de témoignages que j’ai faits dans les camps de réfugiés. La production sonore est réalisée en collaboration avec le musicien François Régis Matuszenski.

Que se passe-t-il avant le premier coup de pinceau ?

 Je voyage, je m’informe, je lis beaucoup, j’écris s’il le faut. Pour ce projet, j’ai croisé des informations politiques et économiques venues d’ONG, de la presse, de romans et de reportages, mais je me suis aussi replongé dans la mythologie et l’histoire – aussi bien l’Exode que l’Odyssée d’Homère – évidemment ! J’ai vu des films documentaires comme Aquarius, qui détaille l’aventure du navire humanitaire qui vient en aide aux migrants entre l’Afrique et l’Italie, ou Sous la peau de Cécile Allegra, qui décrit la situation de l’exode des Erythréens. J’ai aussi fait plusieurs déplacements dans la jungle de Calais et à Grande-Synthe, dans les camps de réfugiés de Moria et de Karatepe, à Lesbos en Méditerranée. J’ai mêlé ma vie d’artiste au monde de l’humanitaire, animé des ateliers de création avec des réfugiés dans l’urgence, écouté et enregistré leurs histoires, senti, appris et tenté de comprendre…

Comment assemblez-vous tous ces éléments, tous ces « inputs », comment leur donnez-vous une unité, un sens ?

 Toutes ces informations et ces expériences, sur différents registres, contribuent à bâtir cet univers dont je parlais, c’est-à-dire à en tirer des fils plus universels que ceux que nous propose l’actualité immédiate. De retour dans l’atelier, je « cuisine » comme disait Picasso. Je fais un tri entre les images. Mon objectif est de témoigner de cette réalité avec les moyens de la peinture, d’interroger, de transformer le regard de l’autre.

 Suivez-vous une cadence particulière, un déroulé rigoureux dans vos journées de travail ?

Chaque journée à l’atelier commence par le même rituel. J’arrive le matin, le plus tôt possible, et je me change en évitant de regarder les tableaux en cours. Ce que j’observe en premier lieu, ce sont mes palettes. Ce ne sont pas les petites palettes habituelles du peintre, avec une encoche pour le pouce, mais de grandes palettes horizontales transparentes, en plexiglas. J’en ai toujours trois ou quatre, chacune mesurant plus de deux mètres de long. J’y prépare mes couleurs. Je les étudie attentivement, puis, ensuite seulement, je regarde mes toiles. Cela peut prendre dix minutes ou une heure. La peinture à l’huile est un apprentissage du temps, organique et biologique, son temps de séchage est incompressible. Je vis avec ce rythme, il est pour moi le temps du regard. Je travaille le ventre vide, jusqu’à 15 heures environ – j’ai un rythme andalou ! Je reprends après un déjeuner tardif. C’est là une journée idéale, mais, dans la réalité, elle est parfois contrariée par des obligations, des rendez-vous. Je tâche cependant de m’y tenir : il est important de savoir ritualiser une journée, pour en faire sortir l’énergie nécessaire.

Vous avez produit Odyssée dans un superbe espace, immense et lumineux, d’où le regard peut s’évader en suivant les trains qui quittent ou arrivent à la gare d’Austerlitz. Travaillez-vous dans le même atelier depuis vos débuts ?

 Pas du tout. J’ai toujours été très nomade, et je change généralement de lieu en fonction des projets. Celui-ci sur les réfugiés a pris forme depuis mars 2016 dans un grand atelier de 400 mètres carrés à Ivry-sur-Seine, mis à ma disposition par un ami mécène. Mais j’ai eu toute une typologie d’ateliers. J’ai commencé à peindre à 16 ans ; 35 ans plus tard, j’ai une belle collection de souvenirs !

Au début des année 80, j’ai été dans une optique très collaborative, dans un squat d’artistes au 77, rue de Charonne à Paris, un ancien atelier de couture, avec briques et colonnes de fonte. Nous étions 12 artistes dans la mouvance du Street Art et de la Figuration libre. Nous travaillions ensemble sur de très grands papiers kraft, associant des performances dans la rue et recouvrant les panneaux publicitaires de nos peintures. C’était très libre, à l’image d’un groupe rock. Cet atelier était un lieu de rencontres, de fête, de performances, de répétitions de musiciens.

Cette atmosphère dans d’anciens espaces industriels abandonnés, qui rappelait les lofts new-yorkais, n’a pas résisté à la « gentrification » du quartier. Dans les années 90, nous avons prolongé cet esprit communautaire d’artistes sur trois péniches de 38 mètres de long, amarrées sur les bords de la Marne. J’ai passé mon permis de marinier et mon bateau me servait d’atelier. Ce furent d’autres expériences enrichissantes avec des musiciens, des danseurs ou des circassiens, par exemple quand nos amis du cirque Arkaos s’installaient pour répéter sur notre quai.

Vous avez souligné votre caractère nomade. Vous avez aussi travaillé à l’étranger, essentiellement en Europe et en Asie, peut-être dans des lieux insolites ?

 J’ai effectivement eu des expériences très variées, par exemple un atelier dans une église désacralisée à Séville, dans le quartier de Triana, celui des gitans, au moment de l’Exposition universelle de 1992, ou dans un palais d’anciens Russes blancs à Moscou en 2001. A Pondichéry, j’ai travaillé dans une demeures coloniale Art déco mais aussi dans aussi une cahute en bois au bord de la mer. Il ne s’agit certes pas de constituer un catalogue de spots exotiques ! Mais il y a un génie du lieu spécifique à chaque endroit qui influe sur le travail, ménage des rencontres, ouvre des perspectives. J’aime beaucoup m’imprégner d’atmosphères éphémères, mouvantes, fragiles : ainsi l’église de Séville, qui avait aussi été une prison, incarnait encore quand j’y étais un esprit métissé, un peu interlope, qui s’est perdu depuis. Je suis très ouvert à la mécanique du hasard : en 2011, j’étais parti pour une simple résidence d’artistes à Shanghai, elle s’est transformée en un séjour d’un an avec quatre expositions.

Acceptez-vous le regard d’autrui, dans l’atelier, sur le travail en cours ?

J’ai longtemps été très réticent, je ne voulais rien montrer qui ne soit pas achevé. L’atelier était pour moi un espace hétérotopique et secret, où je n’acceptais que quelques rares visites, par exemple celle de mon ami photographe Bertrand Rieger souvent venu pour documenter le travail en cours. Puis, j’ai eu une expérience intéressante dans mon précédent projet (Reborn Project), quand mon atelier était installé en résidence dans une société de matériaux industriels, Manutan, à Gonesse. Le dialogue entre l’artiste et le monde de l’entreprise était évidemment un des objectifs de départ et j’ai été confronté au regard et aux questions des employés. Ils venaient me rencontrer, voir ce qu’était un artiste, comment je travaillais. Cela m’a amené à m’interroger sur le processus créatif, à assumer le non-fini, et, en définitive, m’a donné une forme de liberté.

Est-il facile de savoir quand une toile est finie ? Vous arrive-t-il de détruire des œuvres qui ne vous satisfont pas ?

Savoir si une toile est achevée n’est pas un processus rationnel. C’est une combinaison de critères objectifs, relativement faciles à établir – par rapport à ce que l’on avait défini au départ – et de critères subjectifs, bien plus complexes, qui tiennent davantage de la quête spirituelle, voire mystique. Prenez ce tableau, inspiré par l’incendie d’une structure d’habitat provisoire lors du démantèlement de la jungle de Calais. Même si je sais peindre le feu, j’ai maintes fois retouché la toile, il lui manquait quelque chose. Cela m’a pris du temps pour rendre ce feu vraiment vivant ! Quand je ne suis pas satisfait d’une peinture, je n’hésite pas à la détruire : cela m’est arrivé souvent. C’est un dialogue d’exigence avec soi et de respect envers les autres.

 

Raphaël Pic, 2017.
Historien d’art, journaliste Rédacteur en chef du Quotidien de l’Art.

 

Fred Kleinberg vu par Patrick Le Fur

Fred Kleinberg vu par Patrick Le Fur

La symphonie humaniste


La symphonique d’un monde nouveau… bouleversé et bouleversant. Fait d’inhumanité et de violence ; d’injustice et d’indignité.  « Il n’y a que le drame qui me fasse peindre » déclare Fred Kleinberg. Peintre, solitaire par définition, lui a aussi beaucoup travaillé en communion, en collaboration. Et, s’il n’a pas réalisé le portrait d’Antonin Dvorak auquel on vient de faire allusion, il l’a fait de Richard Wagner, lors d’une performance sur scène, à Nantes en 2010, avec l’orchestre Prométhée. L’œuvre et la vie du peintre depuis les années 1980 sont irriguées par un flot continu de rencontres, d’amitié et de musique. L’artiste, pas « classique » est en fait toujours fidèle à un esprit humaniste et revendicatif. Punk rock et chanson réaliste : peinture, dans l’urgence de produire, et témoignage dans l’impérieuse nécessité de dire et vivre.    

Elle est là, dans la grande pièce qui sert d’atelier au domicile parisien de l’artiste, trônant sur un fauteuil, impassible, la Fender noire. Électrique comme lui, prête à rugir ou gémir. Le peintre est donc aussi guitariste. Chez lui, à Barbès, des sessions acoustiques ont même eu lieu. On y reçoit les amis, par exemple le critique d’art Olivier Céna, guitariste lui aussi, on parle musique. Comme maintenant où Fred Kleinberg, quant au sujet qui nous importe, évoque Robert Combas et son groupe Les Sans Pattes… Lui, radical, ferme, avance droit… dans ses bottes ! En rythme. Il travaille toujours en musique : radio ou platine déversant le son qui accompagne, initie ou sous-tend la toile qui est en train de se faire. Le pinceau, le médiator tout ça est une histoire de geste ! Et sa palette, faite de couleurs opulentes, parfois stridentes, comme des riffs, se joue en tons sourds qui pourtant écoutent le douloureux chant du monde. Depuis plus de trente ans Fred Kleinberg, artiste voyageur, ne cesse d’arpenter la planète pour composer des morceaux, morceaux de vie, d’histoires. L’Histoire, des pays et des civilisations, la Mémoire, personnelle et familiale, le Corps, physique, tripal, mais aussi politique, social : la peinture de Fred Kleinberg n’est faite que de cela. Le propos n’est pas superficiel, léger ou anecdotique, l’empâtement déjà l’impose. Prolongement de cette quête, son dernier travail questionne et témoigne de l’immigration. En toute légitimité aussi puisqu’il est lui même fils de réfugiés d’Europe de l’Est venus en France.

« Je procède par séries à l’image d’un musicien qui compose un album » affirmait-il déjà dans un livre d’entretiens. La toute récente a pour titre Odyssée. À l’instar et en écho au célébrissime, mythique et fondateur, poème épique attribué à Homère, composé de vingt-quatre chants, Fred Kleinberg a réalisé, quelque chose comme une fresque, un ensemble en sept modules : sept grandes toiles en diptyque et un dessin sur papier, long

de dix-huit mètres, présenté en rouleau. Chaque œuvre étant accompagnée d’une borne audio, une bande son : paroles ou chants de migrants comme témoignages, ceux donnés aussi par des membres des associations s’en occupant. Judicieusement, l’artiste a évité le pathos, la commisération, la compassion. Et l’élément audio n’est, souligne-t-il, « certainement pas un gadget sonore, mais quelque chose qui apporte une dimension supplémentaire à la compréhension du projet… »

Ce qu’il faut voir, appréhender – et ainsi se justifie le titre – c’est, déclare l’artiste, « que la migration que l’on connaît actuellement est un phénomène extra-ordinaire… Oui, on est face à un phénomène homérique, avec des héros homériques… » C’est pour cela qu’il a associé aux portraits ou scènes de vie des migrants, ceux évoquant (ou revisitant en clin d’œil l’œuvre d’autres peintres) des héros ou des épisodes mythologiques. « La mythologie nous permet de prendre de la distance par rapport à l’actualité » souligne-t-il. La voix se rapporte à une peinture, donnant un autre relief, une autre épaisseur. Pour réaliser cette partie Fred Kleinberg a fait appel à Matu, ami musicien de très longue date. François-Régis Matuszenski, pianiste et claviériste, était, dit-il, « l’homme de la situation ». Comme c’est toujours le cas dans la vie et l’œuvre de Fred Kleinberg, il s’agit de travail de tribu et de tribut. Le voyage et l’amitié, indéfectibles. « Je défends l’idée du nomadisme artistique, dépassant la Tour d’Ivoire de l’artiste et dépassant l’Establishment. Pour cette partie sonore, j’ai été un peu le chef d’orchestre, carte blanche donnée à Matu, liberté d’interprétation. » Ainsi, avec des paroles qui relèvent donc du témoignage, du documentaire, en évitant, évidemment, le « folklore », Matu a, selon l’expression de Fred Kleinberg « fait un travail de créateur d’ambiance ». Chaque « morceau », nécessairement court (trois minutes environ), est un mixage, un collage sonore (par exemple des éléments d’actualités télévisées, ou une ambiance de fête dans un camp de refugiés), de la mémoire vivante. Une chanson d’Amar venu de Mossoul est à ce titre très émouvante. En français, anglais ou dans un sabir à prendre comme de l’espéranto : « Écouter la Tour de Babel » dit le peintre. Puisque le parti pris a été de mettre la voix en avant, la composition musicale se conçoit presque à chaque fois comme accompagnement, ponctuation. Oscillant entre électro et musiques urbaines actuelles.

« Il y a des ambiances qui rappellent ici P.J. Harvey, là, massive attack L’artiste-voyageur, témoin, s’étant rendu au cœur des camps de Grande Synthe et surtout de Calais avec leurs « prolongements » à Paris, quartier de Stalingrad, à Lesbos, fait entendre aussi dans ces bandes-son des hommages : aux migrants bien sûr dans leur ensemble, de quelque pays soient-ils issus, mais aussi aux responsables des ONG, aux morts des attentats de Belgique. Peinture d’humanité ! Travail de complicité et de simplicité : « Tout est fait à la maison, en home studio. »

La série Odyssée est plus incarnée que celle de 1999, La mémoire au corps, où, sans un être un élément spécifique à l’exposition, il avait déjà fait une première expérience peinture-musique avec la composition pour trompette, musique électronique et contemporaine de Yann Maresz, Métallica. Peinture, musique, le lien est toujours présent dans l’œuvre de Fred Kleinberg. Ne serait-ce que par le titre. Ainsi la série D’Obscénité et de fureur de 2002 est, presque, éponyme de celui d’un film de Julien Temple sur les Sex Pistols : (L’obscénité et la fureur, documentaire sortie en 2000) où F. Kleinberg signe déjà une pièce intitulée I wanna be your dog : référence on ne peut plus claire à une chanson d’Iggy Pop. Il serpente aussi, l’iguane…

Plus encore dans une thématique générale, la série Monstre toi, réalisée dès 2007 et présentée en 2009 à la galerie Polad-Hardouin à Paris (où F. Kleinberg avait désiré y associer une vidéo d’Hans Bouman) : composée de portraits de rock stars : L. Reed, J. Strummer (des Clash), J. Cash, P.J. Harvey, N. Cave, J. Rotten, T. Waits, D. Bowie, I. Pop, D. Harry (Blondie) ou encore M. Manson. Son panthéon de musiciens préférés. Un univers rock mais surtout des héros punk rock. Une attitude, en plan serré.

Né en 1966, en pleine Beattlemania ou Rolling Stones tsunami, F. Kleinberg adolescent reçoit en héritage une culture rock, où la musique, en live, s’accompagnait souvent de light shows. Sa marque de « fabrique » s’est forgée inconsciemment dans le creuset bouillonnant de ce que fût la Factory d’Andy Warhol mais sa génération est celle du « no future » : un état d’esprit, d’être au monde ; il faut créer dans l’urgence. « Dans la décennie des années 1980/1990 j’ai entretenu beaucoup de rapports avec la scène punk rock » raconte t-il dans le livre d’entretiens déjà évoqué. « Je vivais avec des musiciens, et l’ambiance était à l’échange (…) Les artistes et leurs disciplines se mêlaient : les ateliers de peinture servaient aussi de locaux de répétitions. Je travaillais à l’époque avec un groupe d’artistes, Puissance Populaire. Un groupe multiforme rassemblant des artistes peintres, écrivains mais aussi musiciens, et out un monde satellite. Et c’est tout naturellement que nous réalisions des décors de scène pour de nombreux groupes de rock français comme Les Garçons Bouchers et Pigalle, Les Négresses Vertes, Chihuahua, Rita Mitsuko et aussi des groupes comme les Fleshtones, venus de New York. J’ai écrit des chansons, des textes avec Mano Solo… »

Mano Solo ! Fils du dessinateur Cabu, dessinateur lui aussi et peintre de talent, l’ami avec qui Fred Kleinberg vécut, de squats en péniches, et avec qui il créa un trio, les Portnawak en collaboration avec le plasticien Aurèle Lostdog. Mais le Sida obscurcit le soleil de la Création… Pour Mano Solo dont la séropositivité s’est déclarée, explique F. Kleinberg dans le livre Histoire(s). Les Hurlements d’Léo chantent Mano Solo : « La question du temps est cruciale. « La peinture c’est trop lent ! » Alors il reprend la musique. » Fred baigne dans cette dernière, mais la peinture reste son moyen d’expression privilégié.

Le soleil de la création s’est obscurci. Le poète solaire et engagé, radical, Mano Solo lutte mais marche seul vers son destin. « Et je marche dans les rues / sans savoir vraiment ni comment ni pourquoi j’en suis arrivé là… / Et la lune réfléchit par terre / ouais, comme une étoile de mer ». Le refrain de la chanson La lune, un des hits de Mano Solo, qu’il composa en 1993 avec des paroles de F. Kleinberg (seul auteur qu’il ait chanté) : quelques phrases qui pourraient, aujourd’hui, être aussi celles des migrants…  Hommage… Comme celui du groupe de rock français Les Hurlements de Léo, qui définit son style musical comme étant « java-chanson –punk-caravaning ».

Cela peut assez convenir à la vie faite de riffs et de mélodies, mélopées du malheur mais de l’espoir du peintre. Ainsi F. Kleinberg, avec ce groupe, participe activement à un tribut à Mano Solo en 2014. Pour les concerts de la tournée il conçoit un décor -fait comme une peinture, sur calicot – : images et lumières, une véritable scénographie. Pour la pochette du double album des reprises de chansons[1], il brosse le portrait de son grand ami regretté de son grand ami, et, pour le booklet, une peinture symbolique, bras dressé poing serrant un filet d’eau… vive.

L’eau vive, la peinture en coulées de sang, sueur ou larmes qui font vivre ou survivre. En avant la musique, en amont les paroles pour dire et comprendre ! Fred Kleinberg, souvent les cheveux en bataille, version discrète de la crête punk, toujours l’œil vif et perçant aura le dernier mot, malicieux : « Mon projet, ultime ? Monter un groupe de punk rock trash, quand j’aurai soixante-dix ans ! »

 

Patrick Le Fur, 2017
Journaliste, critique d’art et collaborateur de la revue Artension.

 

 

Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger

Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger

Ulysse, le migrant

 

Ulysse, arrivé au pays des Cyclopes, terre sans nom, dit s’appeler « Personne » à Polyphène. Il parvient ensuite à échapper au sort anthropophage auquel le Cyclope le destinait et à aveugler le géant sans que celui-ci puisse dénoncer son forfait puisqu’il ne lui connaît d’autre nom que « Personne ». (Odyssée, vers 292 du chant X).

Plus de nom, plus de langue, plus d’identité sociale n’existent dans cette contrée sauvage qui ignore les règles élémentaires de l’hospitalité de la Grèce ancienne. Cette suite d’épreuves constitue un voyage initiatique. La lutte pour la survie donne à Ulysse des forces animales, le transformant en « un lion né des montagnes ». L’annulation de son existence citoyenne et de sa dignité humaine crée un changement intérieur, faisant de lui un « Homme aux mille tours » (Odyssée, vers 292 du chant X). Une métaphore de l’existence de « l’artiste, démiurge qui crée autant un nouvel univers de son imaginaire que de sa propre vie, souvent loin des sentiers battus. »

Mouvement migratoire actuel
L’exposition intitulée, LOdyssée est consacrée aux camps de réfugiés de la jungle de Calais, de Grande Sainte sur l’île de Lesbos, de Karatepe et de Moria. Fred Kleinberg s’y est rendu. Au début de la fresque, un camion sort d’une bouée laquelle se juxtapose à une scène préhistorique de femmes et d’enfants vêtus de peaux de bêtes défilant sur fond de ciel indistinct, guidés par les plus anciens. Cette scène, sortie de son contexte, incarne tous les exodes. La bouée, motif récurrent de cette fresque historique, symbolise le sauvetage, mais aussi le vide, la perte que les refugiés subissent.

Atlas d’images de Kleinberg
Dans une autre séquence, Kleinberg oppose des fragments de notre histoire : Ulysse attaché au mât, entouré de sirènes, écoute le chant de Circé : l’oubli de soi. L’artiste, au même titre que le héros grec, devient ici témoin en peignant le camp de fortune de Lesbos. Le portrait en gros plan du Bourgeois de Calais, de Rodin, réalisé tout en bichromie bleue, côtoie une scène d’évacuation musclée d’un réfugié. La position horizontale de l’homme, entouré de policiers, évoque des peintures christiques. Ces citations provoquent une sensation de déjà vu.
L’Atlas de Kleinberg, au sens d’Aby Warburg, unit les images issues de notre culture européenne, de notre mémoire collective avec celles de l’actualité. Le dieu de la mer Poséidon aux yeux aveuglés, présenté dans des tons de pierre, dialogue avec un jeune refugié noir s’agrippant à une grille. Ils sont réunis par un ciel bleu tacheté, dans un fond commun. Toutefois l’imaginaire du blanc européen s’oppose ici à « l’Etranger » à la peau noire de l’Afrique. A travers cette juxtaposition de jeunes migrants aux figures héroïques – les archétypes mythologiques de notre histoire- Kleinberg interroge : « Qui incarne aujourd’hui l’espoir ? »

Une scène de dévoration évoque à la fois le « Déluge » de Léon-François Comerre et le « Radeau de la Méduse » de Théodore Géricault, qui fait face à un émigré, « Mossoul » sur fond des tentes de survie. Une autre séquence de la fresque nous donne à voir un tas de gilets de sauvetage. Celui-ci rappelle les charniers du XXe siècle, elle juxtapose une scène de catastrophe, des rescapés de la mer de Gustave Doré. Ce montage d’amas de corps enchevêtrés fait face à un échappé. Se pose la question de la singularité d’un destin quant au sort collectif.

Kleinberg nous parle autant des réalités des camp de survie que de la mythologie, en mettant en perspective, les flux migratoires qui sont inhérents à l’histoire humaine.

Résilience d’artiste
Kleinberg est un artiste engagé. Né d’un père polonais-russe et d’une mère d’origine roumaine-hongroise, qui se sont installés après la deuxième guerre mondiale à Paris, la vie de Fred Kleinberg est marquée par l’exode. Le destin d’exilé est aussi le sien, étranger aux autres, étranger à soi-même, confronté à des mondes inconnus, le plus souvent hostiles. Il le transformera en peinture. Un des ses paysages d’arbres fantomatiques plongés dans un crépuscule flamboyant, s’intitule : « Je suis né sous une bonne étoile, jaune. »

Fred Kleinberg a peint des sacrifices aux quatre coins du monde qu’il a parcouru et dont il témoigne. Chaque fois, qu’il rencontre une nouvelle culture, un nouveau langage, il se réinvente au contact de nouvelles réalités. Sa peinture, à la sonorité punk, constitue un cri de révolte dont les dissonances jouent des oppositions et des contrastes. Ses personnages sont des chairs en contorsion prise entre l’obscénité et la fureur : les monstres de nos pulsions de mort. Se trouvant au bout de son parcours de violence, il aspire aujourd’hui à une réconciliation.

Reborn project
L’artiste dialogue avec l’eau, qui lui apprend à contourner les obstacles. Ce flux relie l’humain à une cosmogonie en correspondance avec les éléments et les changements de saison, les cycles de la lune et l’alternance des marées basses et hautes.

Le cheminement d’une rivière, le vert des feuillages, la luminosité de l’air avec une multiplicité de blancs sont des méditations ; celles de la purification, de l’initiation, de la transformation. Citons Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience », peignant tout le vivant dans le même humus, d’un continuum sans début ni fin, sans centre, ni périphérie. Cette phusis instaure un autre temps imperceptible qui n’est plus celui de la scansion, mais celui de l’immanence.

L’interaction entre le microcosme, l’homme, et le macrocosme, l’univers, est au cœur de son œuvre actuelle. Son nom conjugue Berg, la montagne synonyme de sa quête du monde, et Klein, le petit, la dimension du microcosme. Son cycle Reborn instaure cette coexistence entre le corps et la nature. Elle exprime le désir de métamorphose de Kleinberg, que lui promet son retour vers la nature.

A l’espace perdu, au non-lieu, le nulle part des migrants, il propose un « Eden pictural » celui de la nature. Kleinberg a peint avec les traumatisés des camps, pour transformer grâce à la peinture, leur vécu en une énergie créatrice. Ainsi, la perte de leur patrie devient un univers d’émotions auquel ils donnent couleurs et sens.

L’art de la métamorphose
Homère, Dante et Kleinberg sont exemplaires de ceux qui ont pu transformer l’errance en cheminement intérieur. De leur révolte naît un pouvoir créateur, celui de s’inventer à nouveau, une reconquête de soi en dialogue avec les mondes. Leurs œuvres deviennent leur patrie : la promesse d’une autre terre partagée, celle de la création. Ils nous proposent un changement, autant des regards que de postures sur nous et notre propre parcours.  L’art permet de faire un retour en soi tout en exposant aux autres les pérégrinations géographiques et mentales parcourues.

A l’âge de l’anxiété et de l’aliénation, à l’époque des réfugiés, des déplacements de populations, de l’immigration, l’art propose ainsi un modèle de vie. L’insécurité du lendemain est le destin de l’artiste qui doit s’inventer chaque jour à nouveau. Cette angoisse de la survie fait naître une créativité qui permet une mise en route, une dynamique d’exil avec les autres, un partage d’imaginaire.

 

Jeanette Zwingenberger, 2017
Docteur en histoire de l’art, commissaire d’expositions, auteur de livres monographiques, elle collabore régulièrement aux magazines artpress, Beaux-Art Magazine, l’œil.

 

Fred Kleinberg vu par Jack Lang

Fred Kleinberg vu par Jack Lang

Odyssée

Le projet « Odyssée » vise à faire un « reportage artistique » dans les sites de migrants situés aussi bien en Turquie qu’en Grèce, en Allemagne ou en France.

L’artiste peintre Fred Kleinberg, avec l’appui de Médecins du Monde et du fond de dotation d’Agnès B, a produit une série inédite de peintures, et de dessins de grands formats réalisée à partir de ses rencontres avec les réfugiés. Cherchant à capter le réel, Il enregistre le voyage sonore de cette Odyssée : interviews de migrants, témoignages de bénévoles et de responsables d’action humanitaire, et crée une bande son qui accompagne ses œuvres. Soucieux, de participer avec ses moyens d’artiste, à la vie humanitaire, il organise lors de ses déplacements, un atelier de création invitant les migrants à témoigner de leur propre expérience.

Ses œuvres évoquent l’importance de ces mouvements souvent mal connus et qui marquent profondément la vie politique, sociale et culturelle de l’Europe d’aujourd’hui.

En tant que Président de l’Institut du Monde Arabe, j’ai le plaisir d’apporter à Fred Kleinberg mon plus grand soutien dans cette initiative courageuse et pertinente. L’Institut du monde arabe ne pouvait rester insensible à cette belle et humaniste aventure. Ces actions s’inscrivent, en effet, dans une longue tradition de compréhension des enjeux migratoires.

L’odyssée personnelle qu’entreprend Fred Kleinberg, rejoint, celle de milliers de personnes qui affrontent avec courage l’adversité du moment. Ce triste sort, ils sont nombreux à l’extérioriser par le biais artistique : chants, poèmes, dessins… Les sites de migrants regorgent d’œuvres d’art qui n’ont pas conscience d’elles-mêmes. La créativité de ceux qui entreprennent cette périlleuse traversée préfigure peut-être l’invention de nouvelles formes de vies sociales et culturelles en Europe.

Dans le contexte que connait la France depuis le 13 novembre 2016, il s’agit d’une initiative nécessaire. Elle doit contribuer à mieux faire connaitre la réalité au-delà des clichés, et des jugements a priori, quand ce ne sont pas des injures ou des menaces. Elle doit aussi redonner la parole et l’espoir à ces milliers de voix spoliées ou oubliées par-delà les deux rives de la Méditerranée.

 

Jack LANG, 2017
Président de l’Institut du Monde Arabe.

Fred Kleinberg vu par Itzhak Goldberg

Fred Kleinberg vu par Itzhak Goldberg

Les bourgeois de Calais

« Peut-être, l’histoire d’une vie n’est rien d’autre  qu’un exil. » (Saul Bellow)

Une œuvre d’art peut changer la réalité ? Il faut être naïf ou utopiste pour le croire. Un artiste peut rester insensible face à la réalité ? Il faut être lâche pour le penser. Bien sûr, on peut estimer que l’effort de Fred Kleinberg est futile…

…D’autant plus que, au XXIe siècle, ce sont les Smartphones et autres appareils photographiques mobiles qui traquent et enregistrent les catastrophes ; naturelles – tremblements de terre, inondations, famines – ou d’origine humaine – guerre, attentats ou exodes de masse. Les clichés apparaissent sur les réseaux sociaux quasi simultanément avec les évènements et envahissent les différents écrans médiatiques.

Mais ces images, à force de répétition, perdent une partie de leur impact. Désormais, on les voit, on ne les regarde pas. Ou, plutôt, on les aperçoit seulement. Cependant, on sait que la photographie, malgré la naïveté de cette idée, reste solidement liée au fantasme d’une réalité « véridique », au principe de l’objectivité froide de l’œil automatique de l’appareil. Même si l’on ne croit plus à cette idée, elle garde sa force.

Le travail de Kleinberg, par les entorses qu’il fait à la représentation, met davantage l’accent sur le choix effectué par l’artiste, sur le regard subjectif qui interprète la réalité. Travail artistique mais qui, par son interprétation, par sa thématique, insuffle un surplus personnel et critique à l’œuvre, déplace l’accent de l’esthétique à l’éthique. Ces œuvres qui happent le regard sont des signes qui possèdent leurs propres règles et ne s’arrêtent pas à un simple rapport mimétique avec le réel. Images, isolées et agrandies, elles sont extraites de leur contexte médiatique ; leur côté tremblant, presque maladroit, les taches, la matière épaisse nous indiquent qu’il ne s’agit pas d’un regard « direct » sur la réalité, mais plutôt d’un regard sur le regard. L’indignation ressentie face aux œuvres ici exposées n’est pas spectaculaire, elle est plus lente, peut-être plus profonde.

Brouiller les frontières
Qui plus est, pratiquement chaque toile juxtapose un « morceau de vie » et une référence artistique. Paradoxalement, les citations ne sont pas récentes, malgré l’avalanche de représentations de catastrophes aux XXe et XXIe siècles. Ce sont des images qui remontent dans le temps : une gravure de Doré, un Déluge de Léon-François Comerre… Tout laisse à penser que Kleinberg cherche à télescoper des épisodes éloignés dans le temps, à se jouer de la chronologie, à jeter un pont entre le passé et le présent, entre le réel et l’art. Les images apocalyptiques citées s’inscrivaient dans une tradition biblique ou mythologique et se situent hors de l’histoire. Elles avaient comme rôle une leçon morale intemporelle et n’intervenaient pas sur l’actualité.

Ce qui est nouveau chez l’artiste, c’est la tendance à brouiller les frontières entre une vision qui se veut universelle, objective et les histoires personnelles, peut-être les seules qui comptent. Le contraste entre les peintures « classiques » et ses œuvres renforce le sentiment d’urgence qui s’en dégage. Autrement dit, avec Kleinberg, à côté d’œuvres qui s’imposent par leur rhétorique respectueuse et inscrite dans une iconographie qui a fait ses preuves, les récits de l’artiste changent de nature et s’installent dans la précarité. Ses travaux, parfois réalisés dans des conditions extrêmes, sont des gestes qui traduisent plastiquement l’actualité bouleversante d’une société où la violence et la misère sont quotidiennes. Cela est, très exactement, une attitude morale.

Ainsi, avec Le 22 mars 2016, Jungle, on pense inévitablement à l’Enterrement à Ornans, ce tableau monumental de Courbet, qui transforme un sujet banal en une peinture d’histoire grâce à taille de l’œuvre, du nombre important de figures humaines réunies et serrées les une contre les autres, de la présence de la mort – ici les refugiés parqués à Calais rendent hommage aux victimes de l’attentat de Bruxelles – ou encore en raison de l’aspect inexpressif des personnages. Pourtant, un point essentiel sépare ces deux scènes. À Ornans, village jurassien, lieu de naissance de Courbet, les paysans, solidement campés dans un cadre montagneux, sont chez eux. À Calais, ce sont des déracinés réunis par un destin tragique. Ces êtres, qui se voient dans l’obligation de quitter leur maison et d’entrer dans une spirale interminable, sont des habitants de passage d’un lieu éphémère. Suivis par l’artiste qui se situe toujours à juste distance, celle d’une empathie respectueuse, ils sont usés, délavés, effacés par la vie. Enfermés dans le silence, comme muets, ces hommes et femmes, anonymes mais terriblement proches, entre distance et intimité, nous font face.

Déracinements abstraits
Sans voix, ce sont les chiffres qui parlent pour eux. En 2016, soixante six millions et demi de personnes dans le monde ont dû quitter leur foyer à la suite de violences, selon le HCR (l’agence de l’ONU pour les réfugiés). La majeure partie d’entre eux – quarante millions de ces déracinés sont des déplacés internes – à l’intérieur de leurs propres frontières – un tiers, vingt-deux millions, est refugié dans d’autres pays, parmi eux trois millions ont un statut de demandeur d’asile. Près de la moitié des réfugiés du monde sont des enfants. Les travaux examinés ici illustrent des situations où la migration n’est pas un choix mais est imposée par des événements d’ordre politique ou économique. Leur cadre est souvent une zone géographique très vaste, celle d’un pays ou même d’un continent.

Le 22 mars 2016, Jungle est une des rares toiles à mettre en scène un groupe, presque une foule. Le plus souvent, les œuvres se focalisent sur une seule personne, manière efficace de nous rappeler que si les chiffres cités plus haut sont effrayants, ils restent abstraits. Plus que des réfugiés, ce sont des individus avec leur propre personnalité et une trajectoire particulière. Sans pathos, parfois même avec un soupçon de dérision. Dérision dans Le Chant d’Amar, Mossoul (2016), où l’on est face à un homme assis sur un fauteuil de jardin, tenant un crayon à la main ? Un peintre sur le motif ou un drôle de Club Méditerranée pour quelqu’un qui a dû traverser cette mer d’azur en risquant sa vie ? Les baraques de la Jungle de Calais, les usines qui complètent ce paysage urbain sinistre ramènent le spectateur à la réalité. Est-ce le même Amar que deux policiers trainent sans ménagement, dans une œuvre au titre idyllique, Sous le ciel de Calais (2016) ?

Ailleurs, le drame silencieux se déroule devant nos yeux sans aucune ambiguïté. Un adolescent pose ses mains sur un grillage qui le sépare de la terre promise. Sur son teeshirt est inscrit le mot anglais Tough que l’on peut traduire par l’expression « dur, dur ». à ses côtés, Neptune, le dieu mythologique de la mer, détourne les yeux.

D’une toile à l’autre, ce sont les destins de ces être déplacés que Kleinberg nous oblige à regarder. Une œuvre de dimension exceptionnelle – dix-huit mètres – Odyssée, est comme le condensé de toutes les images. Employant un dispositif particulier – deux rouleaux mécaniques qui tournent – l’artiste propose une bande dessinée géante qui défile devant le spectateur. Ici, on remonte le temps pour suivre les exodes humains depuis la préhistoire. Bref, rien de nouveau sous le ciel de Calais.

Ce texte e été écrit le 3 juillet 2017. Ce même jour, selon les médias, douze mille personnes ont été recueillies dans les eaux internationales. Combien d’autres furent noyées ?

 

Itzhak Goldberg 2017
Itzhak Goldberg
 est historien d’art et collabore à la revue d’art Beaux-Arts Magazine. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.

Fred Kleinberg vu par Françoise Sivignon – 2017

Fred Kleinberg vu par Françoise Sivignon – 2017

De Lesbos à Calais, ils sont mis à l’écart…

 De centres de rétention en campements informels, de hotspots en bidonvilles, ils attendent dans l’incertitude, coincés entre deux procédures administratives, entre deux pays, entre deux vies.

Le parcours douloureux des exilés commence dans la contrainte, par la nécessité de fuir. Il se poursuit par des traversées inéluctables et risquées. Les exilés se perdent dans le désert sahélien, essuient les coups des trafiquants. Ils se fracassent sur les frontières européennes et s’abîment à force de se rendre invisibles. C’est leur singularité qui sombre en Méditerranée, leur identité qui s’efface lorsqu’ils se brûlent le bout des doigts pour gommer leurs empreintes.

Pas un jour ne se passe sans que l’actualité ne nous parle des exilés. Pas un jour où ne surgissent les chiffres, terribles, des morts en Méditerranée ou les récits d’évènements tragiques survenus aux frontières de l’Europe. Pas un jour sans que des images de détresse ne viennent illustrer d’abstraites statistiques.

Ces images ne suffisent pas. Face à l’injustice qui consiste à ne nommer les exilés que « clandestins », « sans-papiers » ou « étrangers », il convient de les rendre visibles. Et les représentations, quelles que soient leurs formes, participent de cette levée de l’anonymat. C’est ce que proposent les œuvres de Fred Kleinberg. Elles transforment les invisibles en individus remarquables.

Les citoyens que nous sommes, ceux qui tentent de réparer les survivants, ne se résignent pas. Les exilés se veulent vivants et visibles. Ils veulent faire société commune avec nous et nous sommes à leurs côtés dans une lutte citoyenne. Une lutte pour que les droits humains soient respectés. Car il y a là un impératif éthique : rendre aux exilés leur pleine et entière « humanité ».

Il faut donc les célébrer, célébrer leur courage, leur ténacité. Pour cela, mais aussi pour lutter contre l’ignorance et la peur, les artistes travaillent à transfigurer chaque détail du parcours des exilés, sachant transformer un abri en espace chaleureux ou un camp où les existences sont en suspens en espace d’utopie. Derrière les créations de Fred Kleinberg, à travers l’odyssée dont il trace les lignes de fuite et les obstacles, surgissent immanquablement d’urgentes questions humaines et sociales pour lesquelles les réponses politiques manquent. Puisse la création, alors, inspirer nos gouvernants.

 

Docteur Françoise Sivignon, 2017
Présidente de Médecins du Monde France.

Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger

Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger- 2016

Temps de la nature

   « En retournant son œil, (…) on voit un paysage en soi. » Victor Hugo, Le Rhin

 

Le spectateur découvre une forêt, dans une autre toile une cascade. Ces lieux, nés de l’imaginaire de Fred Kleinberg, sont autant des réminiscences de ses voyages qu’un désir de nature. Il s’agit de paysages mentaux, marqués par l’absence de toute figure. Le paysage devient ici un écran de l’imaginaire, un espace de projection par excellence. Pour Fred Kleinberg, il est celui de son désir de s’immerger et de disparaître dans la terre. S’instaure alors sur la toile un dialogue avec les sensations du paysage : La brume montant dans les sous-bois, les clapotis des vagues contournant la masse des rochers, la respiration de l’humus. « Comment rendre palpable la vie d’une feuille, d’une branche, d’un tronc, lorsque celui-ci devient aussi vivant qu’un regard. » nous dit Fred Kleinberg.

Cette réflexion nous rappelle la phrase de Merleau-Ponty « Mon corps est pris dans le tissu du monde, comme le monde est fait de l’étoffe même du corps. […] L’espace nous regarde […]  de sorte que voyant et visible se répondent et qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu. »   Les dessins récents aux pastels secs et aux pigments sur papier évoquent cette transformation de Fred Kleinberg de devenir plante, arbre, pierre. Ces germinations incarnent l’alliance de l’humain avec la nature.

Cette interaction entre le microcosme, l’homme, et le macrocosme, l’univers, est au cœur de son œuvre actuelle. Kleinberg, le nom de l’artiste, comporte justement Berg, la montagne synonyme de sa quête du monde et Klein, cette autre dimension du microcosme. L’exposition « REBORN GÉNÉRATION » constitue cette coexistence entre le corps et la nature «. Elle exprime le désir de métamorphose de Fred Kleinberg, que lui promet son retour vers la nature. Se trouvant au bout de son parcours de violence, il aspire aujourd’hui à une réconciliation.

Pulsions de mort
Depuis 2011, Fred Kleinberg a abandonné les collages empreints de scarification, sa peinture en lambeaux et l’éclatement des corps de sa période néo-expressionniste. Il ne supporte plus ce trop-plein du rouge vermillon évoquant la violence sanguinaire, le noir de l’espace obscur. Pour lui, ce face à face des corps entre le bourreau et la victime pris dans une violence, nous enferme dans la logique de l’œil pour œil, dent pour dent conduisant à la répétition meurtrière. Fred Kleinberg a peint les sacrifices aux quatre coins du monde que l’artiste a parcouru et dont il témoigne. Sa peinture à la sonorité punk constitue un cri de révolte, dont les dissonances jouent des oppositions et des contrastes. Les vanités avec les crânes parlent des charniers de l’humanité. Ses figures sont des chairs en contorsion prise entre l’obscénité et la fureur, les monstres de nos pulsions de mort. « Baroque flesh » évoque à la fois chimère, rêve et réalité, traversé par une lumière électrisée. L’irrégularité des formes caractérise cette peinture figurative qui s’inspire entre autre du 17eme siècle, de Caravage mais aussi d’une mythologie contemporaine.  Sa peinture existentialiste au sens sartrien s’incarne dans une présence matérielle de l’acte physique, d’une rage de peindre. Dans le magma épais de sa peinture à l’huile, s’exprime la contingence de la mémoire humaine sur nos existences. Le spectateur regarde la scène en témoin de l’extérieur. La dénonciation par la provocation est une manière de trouver une distance pour l’artiste, dont les toiles oscillent entre le couteau et la cible. Chaque série thématique s’apparente à un journal intime, où la présence parfois de son visage souligne la dimension autobiographique de ses peintures.

 L’alliance de l’homme avec la nature
Aujourd’hui l’artiste dialogue avec l’eau, qui nous apprend à contourner les obstacles. Il peint le cheminement d’un courant d’une rivière, le vert de la genèse les feuillages, la luminosité de l’air avec une multiplicité de blancs. Cette nouvelle thématique se veut purification, initiation et transformation.

Bien qu’absente de cet espace feuilleté de paysages, la figure humaine est présente par le spectateur qui se retrouve à l’intérieur d’une nature sauvage, composée selon le principe « all over ». La cascade bleue évoque ainsi des panoramas cinématographiques. La forêt fait écho à des paysages déjà vus. Ces tableaux apparemment réalistes appartiennent au nouveau cycle de Fred Kleinberg sur le paysage. L’artiste procède par thème, qu’il élabore pendant deux à trois ans et qui constitue une vision idéale d’une exposition. Son univers pictural se nourrit autant de ses lectures actuelles sur la géopolitique, des événements marquants que des expériences de voyages réels et imaginaires. Fred Kleinberg se souvient d’une fête bouddhiste consacrée à l’eau en Birmanie. La peinture figurative est son moyen d’expression, d’écrire son journal, elle se réfère ici autant à la tradition de Courbet qu’à Hokusai, qu’aux films récents. La mythologie personnelle du « REBORN GÉNÉRATION » est issue de sa réflexion de l’être au monde, au sens d’une transformation permanente.

Cette exposition met en évidence les correspondances entre l’homme et le principe dynamique de la nature, inhérente à chaque être. « La transformation de la violence en beauté » dont nous parles Fred Kleinberg, aboutit à la nature sauvage, cette autre face organique de l’intériorité de l’homme. Au sens de Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience ». Cette invocation de la nature inscrit l’humain dans une cosmogonie en correspondance avec les éléments et les changements de saison, les cycles de la lune et l’alternance des marées basses et hautes.

Dans les dessins de Fred Kleinberg, la figure humaine est perçue comme un corps composite dont chaque partie est reliée à l’univers, appartenant aussi bien aux règnes végétal, minéral qu’animal. Compris dans sa relation avec son environnement naturel, l’homme devient alors une interface vivante, propre à suggérer une nouvelle alliance entre nature et culture. Celle-ci reconfigure notre statut de « maître et possesseur de la nature » pour mieux souligner ce qui nous constitue comme un « co-vivant ». Au moment où la biodiversité naturelle des environnements est le souci fondamental, la chair du monde, devient à nouveau un lieu d’initiation.

L’état moléculaire instaure alors une autre échelle : celle de la matière vivante. Les processus transformationnels et leur nature temporelle défont la préséance de la figure humaine, en soulignant la continuité complexe qui lie les êtres vivants dans le même humus. Elle l’inscrit dans la deuxième dimension de la croissance rhizomique de Deleuze : un continuum sans début ni fin, sans centre, ni périphérie. Cette phusis instaure un autre temps imperceptible qui n’est plus celui de la scansion, mais celui de l’immanence.

 

Jeanette Zwingenberger, 2016.
Docteur en histoire de l’art, commissaire d’expositions, auteur de livres monographiques, elle collabore régulièrement aux magazines artpress, Beaux-Art Magazine, l’œil.

 

Fred kleinberg vu par Emmanuel Pierrat – 2017

Fred kleinberg vu par Emmanuel Pierrat – 2017

Fred Kleinberg, artiste engagé : L’ODYSSEE DU PEINTRE

 Le Conservateur du Musée du Barreau de Paris que je suis depuis quelques années, ne peut évoquer ce peintre si engagé qu’incarne l’éblouissant Fred Kleinberg, sans remonter à l’immense Emile Zola.

Car chacun sait, depuis le rôle prédominant de l’écrivain au cours de l’affaire Dreyfus, combien le rôle des intellectuels, et en particulier des créateurs, est intrinsèque à la survie démocratique de notre planète. Ce n’est qu’avec Emile Zola et le naturalisme, notamment de Germinal, que les créateurs s’inquiètent de la situation sociale qui les environne. Puis, Dreyfus amènera littérateurs, caricaturistes, peintres et musiciens à se pencher sur la misère du monde. Avec J’accuse, l’auteur ne se contente plus de veiller et de surveiller, il provoque et fait naître le débat. Sans se départir de son génie artistique.

Notre Fred Kleinberg, à tous points merveilleux, est l’archétype contemporain de l’artiste engagé : il vit et peint les migrants, qu’il mêle si habilement aux affres de L’Odyssée.

Le peintre fait appel à notre mémoire collective, à nos référents, nos symboles, notre mythologie (La mythologie), qui nous ont nourris, éduqués et que nous sollicitons chaque jour pour nous amener à la prise de conscience.

Cette conscience est fomentée à bases de gilets de sauvetage orangés, de grilles, d’enfants encagés. Il y a aussi ces hommages rendus par ces gens de rien aux victimes des attentats de Bruxelles, ces gestes inattendus que seul un drapeau belge explicite.

Fred Kleinberg n’est sans doute pas seul : l’artiste grecque Maria Giannakaki, le célèbre Bansky (qui a consacré trois œuvres à la jungle de Calais), le Michel Tournier de La Goutte d’or, se sont tour à tour consacrés aux migrants. Mais Fred Kleinberg poursuit des travaux bien plus étonnants, plus ou moins lisibles par le spectateur profane, jouant de l’épaisseur de la peinture à l’huile autant que des formats souvent imposants, qui donnent au public l’illusion d’entrer dans le cadre. Et Fred Kleinberg nous emmène dans ce cadre, nous saisit par le pinceau et nous offre de monter à bord du radeau, de saisir ce que les mythes et légendes peuvent témoigner en faveur des migrants.

Notre artiste a éprouvé cette souffrance en se rendant au Proche-Orient, à Lesbos, à Calais, partout où la destinée implacable et effrayante a projeté ces êtres humains, ces mineurs, ces parents et ces vieillards, qui ont tout quitté pour nous rejoindre.

Nous leur sommes redevables et c’est cela que Fred Kleinberg nous rappelle. Ses diptyques sollicitent notre éducation aussi bien que nos sens, notre « bagage » culturel au même rang que nos émotions.

Fred Kleinberg fixe sur ses toiles ce qui se mue et disparaît, le départ, la fuite, l’exil, l’espoir, la migration et la mort. Il ne convoque ni culpabilité ni compassion : sa peinture est somptueuse et infiniment plus subtile. Elle nous englobe, nous invite au partage de ces aventures en forme de périple cauchemardesques. Nous laissons derrière nous nos foyers, entassons nos maigres trésors, saluons furtivement ceux qui demeurent, et ensuite partons affronter la Méditerranée.  La mer attend les migrants, les mutiles, les trie et les tue, avant que de livrer les survivants à la gendarmesque la plus soldatée. L’Europe, l’Occident sont aussi le signe de l’autorité intransigeante, de l’administration sans humanisme, des sorts livrés au bon gré des démagogues. Alors, la peinture de Fred Kleinberg nous offre le salut.

Homère nous parle encore, aujourd’hui, à travers Fred Kleinberg. Et c’est heureux, pour eux tous, ballotés sur la Mare Nostrum, comme pour nous.

Fred Kleinberg est bien connu du milieu artistique pour les tableaux qu’il crée depuis des années et qui représentent la forme la plus moderne de la figuration. Cependant, Fred Kleinberg est aussi l’insatiable portraitiste de nos parts sombres, celles que tout amateur et citoyen, redoute parfois de dévisager.

Les images que Fred Kleinberg saisit par la peinture sont lancées hors du temps, extraites de leur histoire, voire de leur univers, auxquels, paradoxalement, elles sont intimement attachées. Il les transforme en une mission unique, un art intemporel. Il faut dire que Fred Kleinberg s’empare de temps à autre d’icônes de la culture judéo-chrétienne, qu’il détourne avec une sensibilité et un œil toujours stimulants.

Le migrant fixe soudain l’objectif de Fred. Il se dénude à coup sûr, tourne à moitié le dos ou défie la focale. Mais il est rare qu’il nous ignore, tant Fred Kleinberg l’attire pour mieux nous le faire connaître, dans une rencontre auréolée d’une lumière si singulière et si familière à la fois.

Résumons-nous : les scènes les plus célèbres du poète de L’Odyssée sont redessinées par Fred Kleinberg, qui y mêle nos frères… La mise en abime est saisissante et la boucle est bouclée.

Il y a là bien évidemment un travail mûrement réfléchi – dans tous les sens du terme – sur l’histoire de l’art, de la référence, de la citation, de l’hommage et du stimuli.

Fred Kleinberg, ses sujets le passionnent ; et le conduisent en parallèle à tutoyer et perturber le statut de ces épopées, passées au rang de symboles grâce à des enregistrements, des sons audibles et aimables bien que très étrangers.

Ces images façonnent notre histoire contemporaine, de même qu’elles continuent de façonner notre quotidien. Le propos de Fred Kleinberg consiste sans doute à resituer le caractère symbolique de ces évocations, en métamorphosant ce qui en a fait la force, l’impact et donc la réputation.

Car le monde des symboles et des tableaux les plus connus est au final parfois hermétique. Et la démarche de Fred Kleinberg porte cette ambition contradictoire, en apparence, et prodigieuse de les rendre intelligibles.

Qu’est-ce, au juste, qu’un homme sur un bateau, qu’un naufragé venu d’ailleurs ? Si ces images occupent une telle place dans notre quotidien — parfois, sans que nous nous en doutions —, c’est qu’elles sont indispensables à la construction de notre identité ; à la fois notre identité d’êtres humains doués de pensée et confrontés à l’angoisse existentielle, mais aussi notre identité collective, d’appartenance à un groupe ou à une société, à l’humanité. Sans elles, les cultures, les régimes politiques et la vie seraient vidés d’une grande partie de leur substance.

Ces épisodes de légende, nous voilà donc à essayer de nous en souvenir, de les reconstituer mentalement pour les plaquer sur les eouvres de Fred Kleinberg. Ils se redévoilent à nouveau à nos regards émerveillés et impudiques.

Fred Kleinberg sait toutefois garder à juste distance les êtres dont il s’empare, afin de maintenir ces intouchables dans le fascinant monde parallèle qu’il façonne image après image, diptyque après diptyque.

C’est ainsi que, chez lui, toute peine redevient une œuvre d’art, et que nous assistons, impuissants mais avec enchantement, à cette métamorphose qui est la grâce d’un grand artiste.

 

Emmanuel Pierrat, 2017.
Avocat et écrivain, Conservateur du Musée du Barreau de Paris.


 

Fred kleinberg vu par Itzhak Goldberg

Fred kleinberg vu par Itzhak Goldberg

La mémoire au corps

Chaque image dans l’œuvre de Fred Kleinberg peut en cacher une autre. Ou plutôt, chaque image est une autre image en puissance. Employant de différentes techniques et de divers supports (vidéo, photographie, peinture), l’artiste suit de près leurs parcours, leurs métamorphoses, leurs recyclages.

Des histoires d’amour, mais aussi des histoires de trahisons sans fin, car ce sont les écarts et les passerelles entre ces différentes représentations qui fascinent l’artiste et qui forment une production riche en ramifications. Parfois, on serait même tenté de croire que pour Fred Kleinberg la fonction essentielle de l’image est d’être détournée de son rôle initial ou de devenir image au second degré. Manipulateur, sans être iconoclaste, il retouche et bricole, modifie et ajoute, bref il invente.
Ainsi, il filme le célèbre musée de cire anatomique situé à Florence. La caméra glisse sur ses répliques transparentes des corps, les pénètre, conjugue l’érotisme au macabre. Ici, la pulsion scopique, qui se cache derrière la prétendue innocence du regard artistique est mise à nu. Mise à distance ou mise en abîme également, car le regard du spectateur est relayé par celui des visiteurs du musée, à leur tour occupés à enregistrer le même spectacle sur une pellicule.
De temps à autre, un corps ou fragment, de cire ou bien vivant, se fixe sur l’écran. Toutefois, cet arrêt sur l’image n’a rien d’une image arrêtée. Fred Kleinberg l’extrait de son contexte, l’imprime sur du papier glacé, en fait la matrice d’une suite de variations peintes sur des papiers du même format. Chacune des composantes de ces mini-séries partage la même tonalité chromatique et malgré une apparence souvent abstraite, suggère la structure de l’image du départ. Une ligne de force, une courbe, un entrelacs brossés avec vigueur, rappellent un détail photographié, transformé et recouvert par la matière picturale. La chair remonte à la surface, la mémoire du corps se maintient par la logique de la série. On le sait, la mémoire est comme le ciment de la série, car comme l’écrit Jean-Louis Schefer : « Chaque surface, chaque tableau est habité par la mémoire, c’est à dire par le temps du déplacement et de l’effleurement successif de plusieurs temps de la peinture ».
Il est probable que ce besoin de reprendre les mêmes éléments, de les retravailler sans cesse, vient de la volonté de Fred Kleinberg de trouver une manière propre à lui d’occuper la surface du tableau, d’atteindre une animation qui se passe de toute narration. Ses œuvres récentes font croire qu’il s’engage dans un long processus de lutte contre les images existantes. C’est ainsi que des toiles rouges se couvrent de taches et de nuages noirs ou des fonds bleus foncés sont traversés par des formes roses, comme des cartes imaginaires mais vraisemblables d’une tempête qui ne finit pas de se déclarer. Recouvertes, ou plutôt raturées, elles semblent être chargées d’une violence, où la création se mêle intimement à la destruction.
Cependant, malgré le refus de toute illusion spatiale, malgré le rejet de toute référence à une réalité quelconque, la sensation d’un espace implicite, l’apparition des figures en filigrane persiste. Les trajets irréguliers forment des réseaux inextricables, des mailles flottantes, des volumes en expansion. Ces nœuds organiques, souvent au centre du tableau, font surgir parfois des formes menaçantes et séduisantes à la fois, à mi-chemin entre le fœtus et un corps inachevé.
Face à cette abstraction particulière, une dernière série : des visages qui accompagnent l’artiste depuis toujours. Des « portraits » anonymes, griffonnés, des visages qui surgissent d’un magma de traits bouillonnants. Il est probable que Fred Kleinberg ait croisé ces fameuses lignes de Henri Michaux : « Dessinez sans intension particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre du visage. Dès que je prend un crayon, un pinceau, il m’en vient sur le papier, les uns après les autres, dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Es-ce moi tous ces visages ? Ce sont d’autres ? De quels fonds venus ? Ne serait-il pas simplement la conscience de ma propre tête réfléchissante ? »
Peut-être, comme le dit ce poète, ce que l’on cherche, est ce à quoi on revient toujours, parfois malgré soi, est le visage. Peut-être « La mémoire au corps » est-elle avant tout la mémoire du corps de soi, celle à laquelle on n’échappe jamais.


Itzahk Goldberg, 2000.
Itzhak Goldberg est historien d’art et collabore à la revue d’art Beaux-Arts Magazine.Il a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.

Fred kleinberg vu par Emmanuel Dayde

Fred kleinberg vu par Emmanuel Dayde

Et Incarnatus Est

La chair, la peau, les trous, les éclats qui play blessures, la charogne envahissante, le corps pourrissant, les oiseaux migrateurs aux serres de rapaces, du vent mort et des yeux clairs dans des crânes traversés, les couleurs de la télévision au jeu de l’horreur vision, ce que nous sommes, ce que nous devenons, des cadavres en sursis, rougis au violet impérial, des écorchés vifs torturés de silence, qui vivons, aimons et mourrons ensemble, en nous mangeant nous-mêmes, histoire de satisfaire le goût des autres, à mâcher, à recracher, résurrection, érection, religion des morpions, omnia tempus habent, un temps pour tout, aimer et mourir, dans des solarisations vert pomme et des déflagrations rose bonbon, attentat à la couleur, vite, vite, puisqu’il faut encore vivre, et mourir, et pourrir, et nourrir.


ENTRETIEN Emmanuel Dayde et Fred kleinberg

Incarnat-incarnation-incendie-incendiaire

Emmanuel Dayde
Vous peignez aujourd’hui des étreintes, des charognards et des vanités, qui sont un peu toutes les étapes du dépérissement du corps. Faut-il y voir aussi la mise en marche d’un certain dépérissement de la peinture?

Fred kleinberg
Je ne l’ai pas vu comme ça. Le vrai danger concerne l’homme. C’est l’histoire de l’homme qui me fait peindre.

Emmanuel Dayde
Mais vous utilisez également des images numériques.

Fred kleinberg
Il n’y a pas d’opposition. Au contraire, chaque technique, chaque outil propose ses propres règles et c’est cette diversité qui nourrit mon travail. Il y a un effet « boomerang » dans tout ça, je rebondis. L’image numérique alimente la peinture qui, elle-même fertilise la production d’autres images ( gravures , lithos, dessins…) Par exemple, à partir d’une vidéo que j’ai réalisée au musée de cire anatomique de Florence, j’ai extrait des images numériques qui ont, par la suite, donné lieu à des peintures. L’ensemble de ces travaux a été présenté lors d’une exposition » La Mémoire au Corps » dans laquelle les passages d’une technique à l’autre témoignaient d’une cohérence et non d’une contradiction. Il y a dans tous ces mouvements un plaisir du jeu, du détournement des contraintes et de l’invention.

Emmanuel Dayde
Vous pratiquez néanmoins une peinture du pourrissement. Vos toiles sont attaquées, mangées, menacées.

Fred kleinberg
Si dans le pourrissement, vous envisagez le passage du vivant d’un état à un autre, alors oui – et seulement dans ce cas. C’est ce passage qui m’intéresse et, bien que mes images soient « attaquées, mangées, menacées », elles résistent. Mes tableaux sont toujours à la fois les témoins mais aussi les acteurs d’une lutte dont ils font la mémoire. En cela, motif et procédés sont intimement liés. Je situe radicalement mon travail dans une prise en compte de la mort, afin d’éviter l’écueil de la morbidité. La peinture reste toujours en deçà du contact avec le réel. Ce que je fais me parait alors d’un optimisme forcené…

Emmanuel Dayde
Les couleurs que vous utilisez, comme le violet, le rose  ou le vert semblent venir contrarier la violence du sujet.

Fred kleinberg
Je me laisse envahir par la couleur. Je ne suis pas sûr qu’il existe une hiérarchie dans le temps, entre la couleur et le sujet, dans la fabrication du tableau. Je ne pense pas que la violence ait une couleur ou une tonalité. Je pense que cette idée de correspondance absolue est un reste du XIXème, de ce qu’est la peinture pompier. Après la Seconde Guerre Mondiale, quand on voit tout ce qui a été fait, dans le courant existentialiste par exemple, tout est noir, ou gris. Même chez des artistes comme WOLS ou GILLET. Je ne me sens pas du tout dans cette filiation d’une certaine peinture française.

Emmanuel Dayde
N’oublions  pas  Delacroix , ou  même Hugo  avec  lesquelles  vous  semblez         entretenir  des  affinités .  n’ y aurait-il pas un côté romantique dans votre peinture , avec cette alliance des complémentaires, et notamment du vert et du rouge – violet, quelque chose de plus violent, d’excessif ?

Fred kleinberg
La couleur est un élan, une façon de défier l’équilibre avéré, de prendre à contre-pied   les idées toutes faites sur la représentation de l’expérience humaine. Finalement, il s’agit plutôt d’être rebelle pour être juste. Disons que dans le romantisme, je retiens plus la sensibilité et l’exaltation que la rêverie.

Emmanuel Dayde
Malgré votre goût  pour  des  couleurs  exaltées ; Peut-on dire, pour autant qu’il s’agit de tonalités Pop?

Fred kleinberg
Le fait que je travaille les images à l’ordinateur, que j’aime la sérigraphie et que je m’intéresse à la peinture abstraite américaine, me rend proche d’une certaine sensation électrique de la couleur. Mais mon travail n’est pas détaché.

Emmanuel Dayde
Même si vous jouez  de la guitare électrique, on ne peut pas dire pour  autant que votre peinture soit une peinture « Rock ».

Fred kleinberg
Non.Je crois que ce sont deux univers antinomiques. J’aimerais bien peindre comme Sonic Youth ! Mais, en peinture, on n’est pas dans l’immédiat. Les chansons de deux minutes n’ont rien à voir avec la sédimentation des couches et des couleurs que je cherche à obtenir.

Emmanuel Dayde
Le fait de superposer des couches de papier sur votre toile, donne une image de type archéologique…

Fred kleinberg
Ce qui m’intéresse, c’est de montrer le passage du temps.Je veux figurer la mémoire du passage du temps, la matérialité du passage du temps, de ces parties érodées qui sont presque des zones d’amnésie. Lorsque je crée un éclat, un impact, il y a un morceau de l’oeuvre qui fait accident, histoire. C’est pourquoi, je travaille par strates en mêlant l’arrachage à la superposition, l’enlèvement à l’accumulation. L’histoire du tableau est faite d’accidents. Ces zones accidentées que j’appelle des impacts ont la double vertu      d’être des éléments de compréhension de l’oeuvre mais aussi des objets purement graphiques.

Emmanuel Dayde
Si vos peintures étaient lisses et sans impact, elles pourraient presque être  » belles « . Mais voilà, il y a ces impacts qui représentent toujours une menace, un danger.

Fred kleinberg
Le fait de créer quelque chose et en même temps de le détruire, c’est peut-être cela, peindre.

Emmanuel Dayde
Vous appelez une de vos toiles, « Incarnat » que vous déclinez ensuite pour une série de tableaux en « Incarnat, Incarnation, Incendie, Incendiaire »…

Fred kleinberg
« Incarnat » c’est la couleur de la chair. Un rouge clair et vif, qu’en l’occurrence je n’utilise pas puisque c’est plutôt le rouge sang qu’on trouve sur mes toiles. Je peins vraiment là dans un rapport avec le corps vivant. Même s’il est affligé, atteint, défait ou supplicié, c’est sa présence et sa vie, qui m’intéressent. Ma peinture se situe dans cette périphérie-là, une expérience que l’on retrouve dans le body – art ou dans l’actionnisme viennois. Entre « Incarnat » et « Incendiaire », il y a « Incartade ». Le propos qui se veut incendiaire, c’est une question de chaleur, de couleur et de mouvement, mais c’est aussi un écart de conduite.

Emmanuel Dayde
Comment les charognards sont-ils arrivés dans votre peinture?

Fred kleinberg
Vous savez ce mot renvoie autant au vautour, l’animal, qu’à une version plus figurée de l’homme qui exploite. Le charognard, ce n’est pas un symbole mais une fatalité.

Emmanuel Dayde
Comme si la vie continuait après la mort, à travers l’ingurgitation ?

Fred kleinberg
Oui. Il y a dans l’acte de manger les morts quelque chose de très social, d’économique et de politique. Pour certains peuples, je pense aux Parcys, c’est une pratique rituelle en forme d’éco-système. En art, c’est évidemment une métaphore à la façon d’une vidéo en boucle, par exemple. On nourrit le monstre qui lui-même nous nourrit… On veut même que les vaches deviennent carnivores…

Emmanuel Dayde
Vous pratiquez l’humour, comme avec ce singe qui contemple un crâne. Tout à fait dans l’esprit du XVIII ème siècle, qui raffolait des peintures de singes savants jouant aux peintres. Sans oublier la  » Planète des Singes  » qui est plus récente…

Fred kleinberg
Le tableau dont vous parlez est sur le thème des vanités. Il s’appelle « Nique Ta Mort ». C’est un homme – singe qui baise un crâne. Mais est-ce vraiment si drôle ?

Emmanuel Dayde
La peinture, ce n’est pas cérébral ?

Fred kleinberg
Non : c’est corporel. Même si le cerveau est une tripe. Les peintres sont aussi des gens qui réfléchissent.

Emmanuel Dayde est historien d’art, écrivain, journaliste et commissaire d’expositions.

Fred kleinberg vu par Itzhak Goldberg

Fred kleinberg vu par Itzhak Goldberg

Du cannibalisme esthétique


Les personnages dans la peinture de Fred Kleinberg se dévorent.
Littéralement, quand un cadavre (?) ouvert se transforme en un repas morbide pour un homme (?) qui en arrache des morceaux et les porte à la bouche. L’intégrité du corps est en permanence menacée, les enveloppes se déchirent, la pâte picturale se transforme en une masse qui arrête et fascine. Mais, la chair humaine ne devient jamais simplement la chair de la peinture. De fait, cet arrachement de la peau, cette mise à nu littérale du corps, n’a rien de commun avec les anciens écorchés, où la chair est révélée intacte dans sa transparence. C’est plutôt un magma, une indifférenciation des composants du corps qui, en essayant d’échapper à lui-même, semble régresser à l’en-deça de la forme. Le désir cède la place à l’horreur, la toile devient ainsi un champ d’expérimentation où se produisent des événements de l’ordre du sensible et non plus seulement de l’ordre du visible. Ailleurs, le cannibalisme reste dans le registre métaphorique : ce sont les femmes russes, enveloppées et informes, qui vendent la seule chose qu’elles possèdent encore, leurs vêtements. Plus que marché aux puces, c’est un marché aux premières (ou dernières) nécessités, une vision qui hante l’artiste depuis son séjour à Moscou. La déchéance humaine se traduit ici par la nécessité de quitter cette seconde peau que sont les habits afin de survivre. Ces collages troués et déchirés, où les figures anonymes se fondent aux affiches placardées sur les murs de la capitale russe, illustrent un paysage urbain « grignoté » inexorablement par un climat économique désastreux et violent. Itzhak Goldberg, 2002.

Itzhak Goldberg est historien d’art et collabore à la revue d’art Beaux-Arts Magazine.
Il a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.

Fred Kleinberg vu par Jean-luc Chalumeau – 2006

Fred Kleinberg vu par Jean-luc Chalumeau – 2006

Une peinture de vérité

« Il me semble que la peinture de Fred Kleinberg est une peinture de vérité, parce qu’elle est vraie à trois niveaux : par rapport à elle-même, par rapport à l’artiste, et par rapport à son contenu.

Un tableau de Fred Kleinberg, répond par avance à tous les «pourquoi », étant entendu que la réponse ne saurait appartenir à l’ordre de l’entendement : c’est dans le sensible qu’il nous plonge et c’est à un acquiescement du corps qu’il invite.
La forme est sûre et juste : on est d’autant plus sensible à cette vérité de la peinture venue de la rigueur du sensible que l’on perçoit aussi une vérité par rapport à l’artiste.
Il semble en effet que Fred Kleinberg travaille sous l’emprise de deux nécessités, l’une d’ordre technique et l’autre d’ordre quasi spirituel. On ressent fortement, devant ces grandes compositions (expressionnistes,) que, pour le peintre, faire et être sont une seule et même chose.
Enfin, les tableaux de Kleinberg contiennent une troisième vérité : celle de leur contenu. L’artiste ne parle que de ce qui le concerne dans le monde, il n’a rien à démontrer  mais il a à montrer ce qui ne peut être décrit. la rage de peindre, cela existe !
Une rage telle que les tableaux de Fred Kleinberg apportent une signification avant les signes, offrent un monde avant des choses. Oui, décidément, une peinture de vérité comme il en est peu d’exemples aujourd’hui.»


Jean-Luc Chalumeau
est un historien de l’art et un critique d’art français, auteur de nombreux ouvrages sur l’Art contemporain.Il est actuellement le directeur de la revue Verso Arts et Lettres.

Fred Kleinberg vu par Patrick Lefur

Fred Kleinberg vu par Patrick Lefur

BAROQUE FLESH

Nous l’avons vu, Fred Kleinberg, avec malice et habileté, aime à brouiller les pistes. La lecture de ses œuvres n’est jamais à prendre au premier degré. Avec la série « Baroque Flesh », et cela dès son titre, le peintre met en jeu l’allégorie dans son propos et remporte la mise avec l’as de la métaphore.

Alors, en toute complicité, nous avons décidé d’aborder ces questions lors d’un entretien in situ : dans sa galerie parisienne, chez Dominique Polad Hardouin. La galeriste, historienne d’art de formation, ayant précédemment fait la démonstration de l’intérêt que l’on devait porter à « Monstre toi », forte de ce succès, présente à nouveau dans ses murs, au printemps 2011, un nouveau solo show du peintre. L’exposition cette fois met en vedette Mythologies et Autobiographie; et, surtout, interroge l’histoire de la peinture.
La conversation tient un peu de la confession… On se comprend, on se répond dans le chuchotement… De concert, complices et côte à côte, face à l’oeuvre… Nous avançons lentement dans la galerie tout en longueur, sous un ciel clément, celui d’une verrière zénithale. Nous nous arrêtons devant chaque pièce, pour le plaisir, celui de l’émotion et de l’analyse. Nous hantons l’espace du sous-sol comme une crypte ouverte aux seuls fidèles…
Que nous disent en fait ces grandes toiles, ces huiles qui glacent le sang ? Que nous racontent ces œuvres en techniques mixtes, ces pastels sur papier comme autant de palimpsestes ? « Souvent il n’y a rien dessus, tout est dessous. Cherchez » disait Paracelse, mais que répond Fred Kleinberg?

 

ENTRETIEN Patrick Lefur & Fred Kleinberg


Patrick Lefur

Vous avez donné à cette série un titre énigmatique et assez provocateur. Que cachent ces deux mots si ce n’est antagonistes mais dont tout du moins l’association peut apparaître comme très paradoxale ?

Fred Kleinberg
Le mot anglais « flesh » signifie viande, quelque chose de très cru. C’est dire comme ici, en matière de peinture, je veux parler de la chair dans son aspect violent. Et en effet le titre est très paradoxal puisque il est aussi un mix de langues et de genres. Je m’explique, le mot « baroque », au départ, désigne un style de joaillerie. « Barocco » en italien, l’irrégularité, la perle… A la chair, molle et brunâtre du sang qui l’irrigue, s’associe donc la concrétion de nacre, dure et blanche… Le baroque se fabrique par métissage de formes et d’idées.C’est un amalgame, un univers chargé et complexe, chargé de sens multiples.

Patrick Lefur
En effet, par définition, le baroque c’est ce qui choque, gène ou étonne. Mais ce terme qui évoque donc l’étrangeté ou l’incompréhensible désigne aussi un style artistique et littéraire. En choisissant un tel titre, cette série interroge le corps incarné mais aussi l’histoire de l’art interprété?

Fred Kleinberg
Dans la série précédente « Monstre-toi », j’avais posé la question de l’héroïsme de l’individu authentique à travers les visages de certaines icônes du rock et de la musique punk, et la réponse devait se lire, dans l’universalité de l’homme libre qui renie rien de ce qui est… Je voulais désormais composer avec de nouvelles sonorités, allez dans une nouvelle direction. Depuis longtemps cela me travaillait : il fallait que j’engage un véritable dialogue avec la peinture avec un P majuscule, avec l’art classique ; en fait tout se tient, tout n’est que continuation… Le corps au contact de la réalité, l’homme face à son destin, livré à son inexorable solitude, à sa monstrueuse mais humaine cruauté, et l’Histoire, tant celle des faits géopolitiques que celle de la Culture, de l’Art. Des arts…

Patrick Lefur
Ce travail est un témoignage et de plus vous vouliez payer un tribut, n’est-ce pas? Mais n’avez-vous pas craint que d’aucuns y voient aussi une récupération plus qu’une réinterprétation et même, dans la rhétorique du propos, un « effet de manches » ?

Fred Kleinberg
C’est bien sûr, un hommage, un retour aux sources, mais ni une récupération ni une réinterprétation. Une allusion seulement, une déférence en référence… Dans « Baroque Flesh » il faut entendre l’affirmation de mon goût pour une certaine peinture, classique en l’occurrence. L’ affirmation d’un peintre d’aujourd’hui qui cite ses sources mais écrit autre chose. Cranach, Le Caravage, Rembrandt, Goya,Rubens, ou bien Juan de Valdés Leal…

Patrick Lefur
Pour preuve votre toile « La quadrature du cercle « : voilà, clairement, un coup de chapeau si j’ose dire, aux grands maîtres…

Fred Kleinberg
Cette pièce incarne, dans une nature morte justement, la vie des peintres des siècles passés. Un hommage à leurs difficiles conditions de travail. Ce chapeau, moderne, sur lequel reposent des bougies, rappelle celui que portaient les artistes pour peindre au plus près de leur toile. On peut y voir aussi une vanité C’est un sujet à part entière mais l’important est qu’il est chargé de la présence de celui qui l’a porté. Ainsi, une fois encore, je peux à travers cette exploration de l’art ancien affirmer un questionnement sur une manière de peindre ou de dessiner.

Patrick Lefur
Beaucoup de thèmes et de motifs s’entremêlent dans la série « Baroque Flesh » comment avez-vous réussi à en faire un tout cohérent ?

Fred Kleinberg
Dans ce métissage du baroque il y a donc des références ; en fait des imprécations ou, comme je vous le disais à l’instant, des citations. Il est question d’autobiographie et de mythologie ou, plus exactement, des mythologies. Celles de la civilisation gréco-latine mais aussi des éléments qui ont trait à la culture indienne. Des polythéismes qui ont d’ailleurs certains points communs et ainsi se répondent à travers les siècles, les continents, les civilisations. Tout cela a nourri la série et lui a donné son unité. J’ai d’ailleurs relu L’Odyssée d’Homère, Le Satyricon de Pétrone et je me suis partagé entre mes deux ateliers : à Paris j’ai réalisé les grandes huiles sur toile, à Pondichéry les dessins, par exemples le pastel sur papier « Bacchanales »… La série présente donc un polythéisme rime en imagerie mais seul le logo «Baroque Flesh » est de l’ordre du mystique. Bien que n’étant pas « religieux » je pense cependant que faire de la peinture c’est aussi un acte spirituel. Alors je joue sur des motifs qui mélangent l’irrationnel et le matériel : ici les divinités antiques ou indiennes, là les gorgones et les méduses, les vanités aussi, mais dans une proximité avec les objets et des situations de la vie moderne.

Patrick Lefur
Si, comme toujours, vous placez l’Homme au centre de votre œuvre, dans cette série c’est aussi un homme, vous, qui, picturalement parlant, refait surface ?

Fred Kleinberg
Oui, c’est vrai j’avais délaissé depuis quelques années la question de l’autoportrait. J’y reviens ici, mais dans une autobiographie transfigurée…
Il faut comprendre que je suis aussi le cobaye de mon expérience picturale. Prenons la toile « Le quarantième rugissant », oui, je suis bien à la barre d’un frêle esquif mais vais-je arriver à bon port ? Et même, y-en-t-il un ? Cet aspect autobiographique m’intéresse uniquement dans le fait qu’il me permet de dépasser ma propre histoire. Cette toile rugit justement parce qu’elle montre le lien que notre race entretient avec l‘animalité, la sauvagerie, l’aspect inhumain de l’homme…

Patrick Lefur
Globalement le baroque en question, réactualisé dans cette série, empruntant à ce mouvement le goût du contraste et de la dualité, est une étrangeté qui s’exprime avec force. Violemment ! Et, si votre palette est plus forte que jamais, il y a aussi d’autres aspects techniques importants, sur lesquels je voudrais que vous attardiez un peu…

Fred Kleinberg
Oui, plus encore qu’avant, j’utilise une palette aux tons opulents, vifs voire stridents. Le rouge vermillon l’emporte mais il y a aussi toute une gamme de camaïeu de bruns et de bleus. Et le noir et blanc, dans les huiles et évidemment surtout dans les pastels, permettent de montrer plusieurs niveaux de réalité. Oui, c’est une peinture violente, crue comme la viande. Cette série bouillonne et se crispe : il y a beaucoup de colère de ma part, beaucoup de tension… Beaucoup de travail plastique aussi. Tout est dans la dualité : deux techniques cohabitent. Il y a, d’une part, travaillée au couteau la matière est épaisse, très épaisse, l’huile impose son gras et, parallèlement, et, d’autre part, traités au pinceau, sur le même espace, pour chaque pièce, beaucoup de choses très fines dans le trait. La peinture raconte des scènes hautes en couleurs, les dessins d’autres histoires tout aussi inquiétantes mais plus diffuses. Autre parti pris technique, très important, à cette épaisseur dentelée en mat j’ai apposé / opposé un glacis lisse et brillant, celui de la peinture classique. Le climax pictural étant que par endroit la saturation du glacis vient rider la surface du tableau. Pour résumé les choses, avec « Baroque Flesh » j’ai affirmé mes choix sur la façon de parler de la peinture et la façon de la faire…. Ainsi j’ai travaillé la toile accrochée au mur, donc debout, mais aussi lorsqu’elle est à plat, par terre, accroupi sur le sol comme pour mieux l’honorer. Travail au pinceau ou au coteau, travail au corps avec le doigt… Le corps et l’esprit « mis en oeuvre » si l’on peut dire…

Patrick Lefur
Avec ces thématiques, ces scènes, ces couleurs voulez-vous délibérément perturber le regard, déstabiliser le spectateur ?

Fred Kleinberg
Oui, absolument ! Et là encore le baroque et la chair font double effet sur celui regarde la toile mais aussi celui qui l’a réalisée. Mes motifs sont aussi parlants que les titres des pièces. Dans un mélange de genres, « recettes » classiques et « effets » modernes, idées contemporaines, dans un bouleversement de l’espace de la nature. Nature d’une forêt incendiée ou d’une mer agitée, nature humaine et inhumaine d’une scène de banquet grouillante de nourriture. A ce propos je souligne une récurrence : la question du cannibalisme, de la dévoration et de l’entre- dévoration qui était déjà au centre de la série « D’obscénité et de fureur ». Ici on arrive à l’écœurement total dans « Le festin du cœur » … On atteint l’ultime carnage « A l’autre bout du monde »…Entre représentations mythologiques et modernes, de la vaisselle ici voisinant avec un ordinateur, des fleurs et des flammes, des êtres humains et des animaux, des vanités, tout est dit et montré : des « Vertiges », du « Vitriol » et tant d’autres cris « Scream »…

Patrick Lefur
Mais dans ce maelström on peut cependant, parfois, trouver une issue, n’est-ce pas ?

Fred Kleinberg
Dans ce travail qui en définitive, se nourrissant de « mélancolie », au sens où Dürer en parle, n’est qu’un questionnement sur la création et donc un va-et-vient éternel entre création et destruction, j’ai aussi glissé quelques pièces d’espoir. Par exemple « Lux III », pour l’équilibre, est une marche vers la lumière et, en même temps, une métaphore, celle de la problématique du clair-obscur de Rembrandt. Ce travail est en grande partie allégorique. Il parle de la mort et de la renaissance, fondamentalement, un autre titre l’indique clairement : « Phénix »…

Patrick Lefur
Que dire de plus quand il semble bien qu’on ait réussi à parler de la destruction et du renouvellement en peignant ses différents états ? Faire de la peinture n’est-ce pas en définitive tenter le «Grand Œuvre », et ainsi être un alchimiste ?

Fred Kleinberg
Il n’y a pas de « réussite » il n’a que des tentatives. Et un résultat, l’œuvre. Mon devoir moral si je peux me permettre d’utiliser une telle expression est de donner à voir des choses évocatrices. Mais bien sûr j’ai voulu proposer différents niveaux de lecture et cela n’exclue pas l’imaginaire de celui qui regarde mon travail. Et, tout compte fait, je ne cherche pas à dire quelque chose en particulier. Je pense qu’il vaut mieux aborder la marmite débordante du creuset plutôt que d’essayer de voir le ou un message. « Nigredo » sera mon dernier mot…

Patrick Lefur est critique d’art et journaliste.
Auteur de monographies sur les artistes d’aujourd’hui.

Fred Kleinberg vu par Françoise Monnin

Fred Kleinberg vu par Françoise Monnin

MONSTRE TOI

Ses autoportraits sur papier, frontaux, rageurs et mystérieux, dessinés il y a une dizaine d’années à Rome, Fred Kleinberg ne les montre plus ; ses figures à peine humaines et largement laissées pour compte, peintes durant ces dernières années à Moscou ou à Pondichéry, non plus.

Aujourd’hui, à Paris, il accomplit une nouvelle série. Et comme toujours le résultat est décapant, politiquement incorrect. Auteur de chansons dans les années 80, avant d’embrasser la peinture, voilà l’artiste rattrapé par ses premières amours : il peint des rocks stars. « Choisies pour leur fidélité à leurs convictions » dit-il, pour leur caractère « irrécupérable », ces têtes de son se nomment Iggy Pop, Joe Strummer, Patty Smith, Johnny Cash ou Nick Cave. Autant de monstres, de mythes !

Matière épaisse, tons stridents, contrastes acides, cadrages décalés, très gros plans et formats énormes : les attitudes sont fixes, l’ambiance électrique, l’insolence des regards essentielle. Chaque sujet est montré au repos, entre deux concerts, en plein vide : inquiet mais habité ; au calme mais à l’état de veille. « Laisser place à leur humanité », tel est le projet. Faire triompher la permanence des rages légitimes, la puissance des trop rares vigilances, le danger de toute existence lucide, telle est la réalité.

« Se détacher de l’image et faire place à l’énergie de la peinture ». Des photographies d’archives constituent le point de départ des toiles. Les clichés cèdent le pas à l’inspiration du peintre : visions fouaillées par le pinceau, et intuitions sublimées par la couleur.

« Alors que faire d’icônes rock devenues humanités peintes ? » demande la critique d’art Joëlle Péhaut, qui poursuit : « La vraie violence est là. Comme si, ainsi décontextualisées, ces icônes recouvraient une portée universelle. Comme lorsqu’on coupe le son au journal de 20 heures et qu’il ne s’agit tout à coup plus d’information. Ces toiles nous parlent d’autre chose. De vies possibles, dangereuses, savoureuses, exemplaires et respectueuses de la vie. De vies d’artistes. Celles qui parfois entraînent la mort sans intention de la donner ».
Françoise Monnin, 2008.

 

Françoise Monnin est une historienne d’art, diplômée de la Sorbonne.
Journaliste, Auteur de monographies sur les artistes d’aujourd’hui, elle est également rédactrice en chef de la revue Artension.

Fred Kleinberg vu par Françoise Monnin

Fred Kleinberg vu par Françoise Monnin

BAROQUE FLESH

 Fouaillant la matière, tourmentant les lignes, plus que jamais Fred Kleinberg  fait aujourd’hui cracher la peinture et brûler le dessin.

La rage qu’il insufflait précédemment aux sujets de ses œuvres (les idoles du Rock’n roll notamment, dont il a fait une série de portraits spectaculaires en 2008, ou encore les divinités indiennes, insolentes et colériques, représentées depuis 2002) est à présent entrée dans le corps même des peintures, réalisées à Paris depuis neuf mois ; un corps puissamment épais mais vigoureusement charcuté, dont les alternances d’effets mats ou laqués évoquent écorchures ou brûlures. Un corps suffisamment empreint de rage qu’à lui seul il induit au spectateur une puissante sensation de maelström. Même chose en ce qui concerne les dessins conçus en Inde au début de l’année dernière : leur densité  nerveuse, leurs effets de flammèches, à eux seuls, évoquent l’impact, le choc.

Nous sommes tous des cannibales. Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger écrit Claude Lévi-Strauss. Les nouveaux thèmes abordés, mythologiques ou autobiographiques, se réfèrent essentiellement à l’entredévoration et à la catastrophe ; renforçant les impressions fortes déjà provoquées par la manière d’incarner ces sujets. Ici les Dieux de l’Olympe festoient impitoyablement. Là, tandis qu’un ange à l’envergure de montagne passe, la Bouche de la Vérité bée infiniment. Le Roi Soleil est noir, Don Quichotte enfourche un tronc déraciné, tandis que Méduse pourlèche un suicidé. Des mains d’un magicien, en guise de colombe, surgit un lion rugissant. Un peu plus loin, la Louve romaine a des airs de sphinge. Et Chronos dévisage un condamné arborant un masque à gaz. Ici et là, déambule un autoportrait en incendiaire noctambule, incapable de se séparer d’un bouquet fané, mais ramant aussi fermement que Charon ou encore, arborant chandelles au chapeau ; en hommage aux artistes ténébristes, qui œuvraient à la lueur de bougies disposées sur leur couvre-chef.

Et tout cela – même les papillons – ouvre des gueules immenses, crie dans les grandes largeurs des formats monumentaux adoptés que la faim de l’Autre est insatiable ; mais aussi que cela n’est pas une raison pour se passer de remettre le couvert. Tout cela hurle que de l’incendie, plutôt que de constater les désastres, il s’agit d’exploiter la lumière. Pour preuve : ces arbres en flammes, récemment peints, cadrés en contre-plongée, et dont la ramure évoque une robe de bal infernal, sous les jupons de laquelle nous aurions été conviés.

L’intensité des tons choisis est visiblement nourrie des longs séjours de l’artiste en Inde, où nulle fête, aucune incantation, n’est dispensée de l’utilisation de pigments purs aux couleurs incandescentes. Déposés par touches précises et parcimonieuses sur le front des êtres ou des objets à protéger, ils sont aussi jetés à larges poignées, lors de cérémonies, ou encore utilisés par les femmes, pour purifier le pallier de leurs demeures en y traçant des mandalas.

Si Kleinberg arpente le continent indien, s’il a même décidé, il y a cinq ans, de bâtir un atelier aux abords de Pondichéry, c’est que la façon dont sur ce vaste coin de la Terre on vit en permanence à proximité du divin, dit-il, le trouble profondément. Moins que la lecture du Ràmàyana (qu’il a toutefois entreprise) c’est la pratique populaire quotidienne, intense, intime, du dialogue avec l’Invisible à grands renforts de prières et de couleurs mêlées, qui plaît à l’artiste. Et irradie sa palette.

Je n’ai pas d’obsessions, je procède par différents cheminements. Jalonnés d’étapes dit aussi Kleinberg. Et encore, qu’il conçoit chaque nouveau cycle de son œuvre tel qu’un musicien imagine un album après l’autre, différent à chaque fois. Perpétuellement insatisfait, exigeant, audacieux, il n’en finit pas de renouveler sa manière de traduire son rapport bouleversant au Monde.

Il aime citer la lettre dans laquelle Vang Gogh écrit à son frère : tu ne sais pas à quel point il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : tu n’es capable de rien ; la toile a un regarde fixe idiot et elle fascine à ce point certains peintres qu’ils en deviennent idiots eux-mêmes.
 Nombreux sont les peintres qui ont peur d’une toile blanche, mais une toile blanche a peur du véritable peintre passionné qui ose — et qui a su vaincre la fascination de ce tu n’es capable de rien.

Aujourd’hui, Kleinberg investit le blanc souci (comme dit autrement le poète Mallarmé) du papier ou de la toile vierge, avec une vigueur inédite, campant des corps aux rondeurs musclées plus que jamais tangibles, inspirées par la contemplation récente des peintures de baroques illustres. Laquelle a pris la place de la compilation de photographies de stars du rock, entreprise il y a trois ans. Nouvelles sources, nouvelles rivières, nourries des expériences plus anciennes, couvant, perceptibles, dans les tourbillons provoqués par les aventures récentes. Demain ? Des océans, des mers, certainement. Très salées et fort tempétueuses, assurément. L’œuvre de Kleinberg est tout sauf un fleuve tranquille.

Françoise Monnin, 2012
Françoise Monnin est une historienne d’art, diplômée de la Sorbonne. Journaliste, Auteur de monographies sur les artistes d’aujourd’hui, elle est également rédactrice en chef de la revue Artension.