Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger

Ulysse, le migrant

 

Ulysse, arrivé au pays des Cyclopes, terre sans nom, dit s’appeler « Personne » à Polyphène. Il parvient ensuite à échapper au sort anthropophage auquel le Cyclope le destinait et à aveugler le géant sans que celui-ci puisse dénoncer son forfait puisqu’il ne lui connaît d’autre nom que « Personne ». (Odyssée, vers 292 du chant X).

Plus de nom, plus de langue, plus d’identité sociale n’existent dans cette contrée sauvage qui ignore les règles élémentaires de l’hospitalité de la Grèce ancienne. Cette suite d’épreuves constitue un voyage initiatique. La lutte pour la survie donne à Ulysse des forces animales, le transformant en « un lion né des montagnes ». L’annulation de son existence citoyenne et de sa dignité humaine crée un changement intérieur, faisant de lui un « Homme aux mille tours » (Odyssée, vers 292 du chant X). Une métaphore de l’existence de « l’artiste, démiurge qui crée autant un nouvel univers de son imaginaire que de sa propre vie, souvent loin des sentiers battus. »

Mouvement migratoire actuel
L’exposition intitulée, LOdyssée est consacrée aux camps de réfugiés de la jungle de Calais, de Grande Sainte sur l’île de Lesbos, de Karatepe et de Moria. Fred Kleinberg s’y est rendu. Au début de la fresque, un camion sort d’une bouée laquelle se juxtapose à une scène préhistorique de femmes et d’enfants vêtus de peaux de bêtes défilant sur fond de ciel indistinct, guidés par les plus anciens. Cette scène, sortie de son contexte, incarne tous les exodes. La bouée, motif récurrent de cette fresque historique, symbolise le sauvetage, mais aussi le vide, la perte que les refugiés subissent.

Atlas d’images de Kleinberg
Dans une autre séquence, Kleinberg oppose des fragments de notre histoire : Ulysse attaché au mât, entouré de sirènes, écoute le chant de Circé : l’oubli de soi. L’artiste, au même titre que le héros grec, devient ici témoin en peignant le camp de fortune de Lesbos. Le portrait en gros plan du Bourgeois de Calais, de Rodin, réalisé tout en bichromie bleue, côtoie une scène d’évacuation musclée d’un réfugié. La position horizontale de l’homme, entouré de policiers, évoque des peintures christiques. Ces citations provoquent une sensation de déjà vu.
L’Atlas de Kleinberg, au sens d’Aby Warburg, unit les images issues de notre culture européenne, de notre mémoire collective avec celles de l’actualité. Le dieu de la mer Poséidon aux yeux aveuglés, présenté dans des tons de pierre, dialogue avec un jeune refugié noir s’agrippant à une grille. Ils sont réunis par un ciel bleu tacheté, dans un fond commun. Toutefois l’imaginaire du blanc européen s’oppose ici à « l’Etranger » à la peau noire de l’Afrique. A travers cette juxtaposition de jeunes migrants aux figures héroïques – les archétypes mythologiques de notre histoire- Kleinberg interroge : « Qui incarne aujourd’hui l’espoir ? »

Une scène de dévoration évoque à la fois le « Déluge » de Léon-François Comerre et le « Radeau de la Méduse » de Théodore Géricault, qui fait face à un émigré, « Mossoul » sur fond des tentes de survie. Une autre séquence de la fresque nous donne à voir un tas de gilets de sauvetage. Celui-ci rappelle les charniers du XXe siècle, elle juxtapose une scène de catastrophe, des rescapés de la mer de Gustave Doré. Ce montage d’amas de corps enchevêtrés fait face à un échappé. Se pose la question de la singularité d’un destin quant au sort collectif.

Kleinberg nous parle autant des réalités des camp de survie que de la mythologie, en mettant en perspective, les flux migratoires qui sont inhérents à l’histoire humaine.

Résilience d’artiste
Kleinberg est un artiste engagé. Né d’un père polonais-russe et d’une mère d’origine roumaine-hongroise, qui se sont installés après la deuxième guerre mondiale à Paris, la vie de Fred Kleinberg est marquée par l’exode. Le destin d’exilé est aussi le sien, étranger aux autres, étranger à soi-même, confronté à des mondes inconnus, le plus souvent hostiles. Il le transformera en peinture. Un des ses paysages d’arbres fantomatiques plongés dans un crépuscule flamboyant, s’intitule : « Je suis né sous une bonne étoile, jaune. »

Fred Kleinberg a peint des sacrifices aux quatre coins du monde qu’il a parcouru et dont il témoigne. Chaque fois, qu’il rencontre une nouvelle culture, un nouveau langage, il se réinvente au contact de nouvelles réalités. Sa peinture, à la sonorité punk, constitue un cri de révolte dont les dissonances jouent des oppositions et des contrastes. Ses personnages sont des chairs en contorsion prise entre l’obscénité et la fureur : les monstres de nos pulsions de mort. Se trouvant au bout de son parcours de violence, il aspire aujourd’hui à une réconciliation.

Reborn project
L’artiste dialogue avec l’eau, qui lui apprend à contourner les obstacles. Ce flux relie l’humain à une cosmogonie en correspondance avec les éléments et les changements de saison, les cycles de la lune et l’alternance des marées basses et hautes.

Le cheminement d’une rivière, le vert des feuillages, la luminosité de l’air avec une multiplicité de blancs sont des méditations ; celles de la purification, de l’initiation, de la transformation. Citons Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience », peignant tout le vivant dans le même humus, d’un continuum sans début ni fin, sans centre, ni périphérie. Cette phusis instaure un autre temps imperceptible qui n’est plus celui de la scansion, mais celui de l’immanence.

L’interaction entre le microcosme, l’homme, et le macrocosme, l’univers, est au cœur de son œuvre actuelle. Son nom conjugue Berg, la montagne synonyme de sa quête du monde, et Klein, le petit, la dimension du microcosme. Son cycle Reborn instaure cette coexistence entre le corps et la nature. Elle exprime le désir de métamorphose de Kleinberg, que lui promet son retour vers la nature.

A l’espace perdu, au non-lieu, le nulle part des migrants, il propose un « Eden pictural » celui de la nature. Kleinberg a peint avec les traumatisés des camps, pour transformer grâce à la peinture, leur vécu en une énergie créatrice. Ainsi, la perte de leur patrie devient un univers d’émotions auquel ils donnent couleurs et sens.

L’art de la métamorphose
Homère, Dante et Kleinberg sont exemplaires de ceux qui ont pu transformer l’errance en cheminement intérieur. De leur révolte naît un pouvoir créateur, celui de s’inventer à nouveau, une reconquête de soi en dialogue avec les mondes. Leurs œuvres deviennent leur patrie : la promesse d’une autre terre partagée, celle de la création. Ils nous proposent un changement, autant des regards que de postures sur nous et notre propre parcours.  L’art permet de faire un retour en soi tout en exposant aux autres les pérégrinations géographiques et mentales parcourues.

A l’âge de l’anxiété et de l’aliénation, à l’époque des réfugiés, des déplacements de populations, de l’immigration, l’art propose ainsi un modèle de vie. L’insécurité du lendemain est le destin de l’artiste qui doit s’inventer chaque jour à nouveau. Cette angoisse de la survie fait naître une créativité qui permet une mise en route, une dynamique d’exil avec les autres, un partage d’imaginaire.

 

Jeanette Zwingenberger, 2017
Docteur en histoire de l’art, commissaire d’expositions, auteur de livres monographiques, elle collabore régulièrement aux magazines artpress, Beaux-Art Magazine, l’œil.