Fred Kleinberg vu par Jeanette Zwingenberger- 2016

Temps de la nature

   « En retournant son œil, (…) on voit un paysage en soi. » Victor Hugo, Le Rhin

 

Le spectateur découvre une forêt, dans une autre toile une cascade. Ces lieux, nés de l’imaginaire de Fred Kleinberg, sont autant des réminiscences de ses voyages qu’un désir de nature. Il s’agit de paysages mentaux, marqués par l’absence de toute figure. Le paysage devient ici un écran de l’imaginaire, un espace de projection par excellence. Pour Fred Kleinberg, il est celui de son désir de s’immerger et de disparaître dans la terre. S’instaure alors sur la toile un dialogue avec les sensations du paysage : La brume montant dans les sous-bois, les clapotis des vagues contournant la masse des rochers, la respiration de l’humus. « Comment rendre palpable la vie d’une feuille, d’une branche, d’un tronc, lorsque celui-ci devient aussi vivant qu’un regard. » nous dit Fred Kleinberg.

Cette réflexion nous rappelle la phrase de Merleau-Ponty « Mon corps est pris dans le tissu du monde, comme le monde est fait de l’étoffe même du corps. […] L’espace nous regarde […]  de sorte que voyant et visible se répondent et qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu. »   Les dessins récents aux pastels secs et aux pigments sur papier évoquent cette transformation de Fred Kleinberg de devenir plante, arbre, pierre. Ces germinations incarnent l’alliance de l’humain avec la nature.

Cette interaction entre le microcosme, l’homme, et le macrocosme, l’univers, est au cœur de son œuvre actuelle. Kleinberg, le nom de l’artiste, comporte justement Berg, la montagne synonyme de sa quête du monde et Klein, cette autre dimension du microcosme. L’exposition « REBORN GÉNÉRATION » constitue cette coexistence entre le corps et la nature «. Elle exprime le désir de métamorphose de Fred Kleinberg, que lui promet son retour vers la nature. Se trouvant au bout de son parcours de violence, il aspire aujourd’hui à une réconciliation.

Pulsions de mort
Depuis 2011, Fred Kleinberg a abandonné les collages empreints de scarification, sa peinture en lambeaux et l’éclatement des corps de sa période néo-expressionniste. Il ne supporte plus ce trop-plein du rouge vermillon évoquant la violence sanguinaire, le noir de l’espace obscur. Pour lui, ce face à face des corps entre le bourreau et la victime pris dans une violence, nous enferme dans la logique de l’œil pour œil, dent pour dent conduisant à la répétition meurtrière. Fred Kleinberg a peint les sacrifices aux quatre coins du monde que l’artiste a parcouru et dont il témoigne. Sa peinture à la sonorité punk constitue un cri de révolte, dont les dissonances jouent des oppositions et des contrastes. Les vanités avec les crânes parlent des charniers de l’humanité. Ses figures sont des chairs en contorsion prise entre l’obscénité et la fureur, les monstres de nos pulsions de mort. « Baroque flesh » évoque à la fois chimère, rêve et réalité, traversé par une lumière électrisée. L’irrégularité des formes caractérise cette peinture figurative qui s’inspire entre autre du 17eme siècle, de Caravage mais aussi d’une mythologie contemporaine.  Sa peinture existentialiste au sens sartrien s’incarne dans une présence matérielle de l’acte physique, d’une rage de peindre. Dans le magma épais de sa peinture à l’huile, s’exprime la contingence de la mémoire humaine sur nos existences. Le spectateur regarde la scène en témoin de l’extérieur. La dénonciation par la provocation est une manière de trouver une distance pour l’artiste, dont les toiles oscillent entre le couteau et la cible. Chaque série thématique s’apparente à un journal intime, où la présence parfois de son visage souligne la dimension autobiographique de ses peintures.

 L’alliance de l’homme avec la nature
Aujourd’hui l’artiste dialogue avec l’eau, qui nous apprend à contourner les obstacles. Il peint le cheminement d’un courant d’une rivière, le vert de la genèse les feuillages, la luminosité de l’air avec une multiplicité de blancs. Cette nouvelle thématique se veut purification, initiation et transformation.

Bien qu’absente de cet espace feuilleté de paysages, la figure humaine est présente par le spectateur qui se retrouve à l’intérieur d’une nature sauvage, composée selon le principe « all over ». La cascade bleue évoque ainsi des panoramas cinématographiques. La forêt fait écho à des paysages déjà vus. Ces tableaux apparemment réalistes appartiennent au nouveau cycle de Fred Kleinberg sur le paysage. L’artiste procède par thème, qu’il élabore pendant deux à trois ans et qui constitue une vision idéale d’une exposition. Son univers pictural se nourrit autant de ses lectures actuelles sur la géopolitique, des événements marquants que des expériences de voyages réels et imaginaires. Fred Kleinberg se souvient d’une fête bouddhiste consacrée à l’eau en Birmanie. La peinture figurative est son moyen d’expression, d’écrire son journal, elle se réfère ici autant à la tradition de Courbet qu’à Hokusai, qu’aux films récents. La mythologie personnelle du « REBORN GÉNÉRATION » est issue de sa réflexion de l’être au monde, au sens d’une transformation permanente.

Cette exposition met en évidence les correspondances entre l’homme et le principe dynamique de la nature, inhérente à chaque être. « La transformation de la violence en beauté » dont nous parles Fred Kleinberg, aboutit à la nature sauvage, cette autre face organique de l’intériorité de l’homme. Au sens de Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience ». Cette invocation de la nature inscrit l’humain dans une cosmogonie en correspondance avec les éléments et les changements de saison, les cycles de la lune et l’alternance des marées basses et hautes.

Dans les dessins de Fred Kleinberg, la figure humaine est perçue comme un corps composite dont chaque partie est reliée à l’univers, appartenant aussi bien aux règnes végétal, minéral qu’animal. Compris dans sa relation avec son environnement naturel, l’homme devient alors une interface vivante, propre à suggérer une nouvelle alliance entre nature et culture. Celle-ci reconfigure notre statut de « maître et possesseur de la nature » pour mieux souligner ce qui nous constitue comme un « co-vivant ». Au moment où la biodiversité naturelle des environnements est le souci fondamental, la chair du monde, devient à nouveau un lieu d’initiation.

L’état moléculaire instaure alors une autre échelle : celle de la matière vivante. Les processus transformationnels et leur nature temporelle défont la préséance de la figure humaine, en soulignant la continuité complexe qui lie les êtres vivants dans le même humus. Elle l’inscrit dans la deuxième dimension de la croissance rhizomique de Deleuze : un continuum sans début ni fin, sans centre, ni périphérie. Cette phusis instaure un autre temps imperceptible qui n’est plus celui de la scansion, mais celui de l’immanence.

 

Jeanette Zwingenberger, 2016.
Docteur en histoire de l’art, commissaire d’expositions, auteur de livres monographiques, elle collabore régulièrement aux magazines artpress, Beaux-Art Magazine, l’œil.