Du cannibalisme esthétique
Les personnages dans la peinture de Fred Kleinberg se dévorent. Littéralement, quand un cadavre (?) ouvert se transforme en un repas morbide pour un homme (?) qui en arrache des morceaux et les porte à la bouche. L’intégrité du corps est en permanence menacée, les enveloppes se déchirent, la pâte picturale se transforme en une masse qui arrête et fascine. Mais, la chair humaine ne devient jamais simplement la chair de la peinture. De fait, cet arrachement de la peau, cette mise à nu littérale du corps, n’a rien de commun avec les anciens écorchés, où la chair est révélée intacte dans sa transparence. C’est plutôt un magma, une indifférenciation des composants du corps qui, en essayant d’échapper à lui-même, semble régresser à l’en-deça de la forme. Le désir cède la place à l’horreur, la toile devient ainsi un champ d’expérimentation où se produisent des événements de l’ordre du sensible et non plus seulement de l’ordre du visible. Ailleurs, le cannibalisme reste dans le registre métaphorique : ce sont les femmes russes, enveloppées et informes, qui vendent la seule chose qu’elles possèdent encore, leurs vêtements. Plus que marché aux puces, c’est un marché aux premières (ou dernières) nécessités, une vision qui hante l’artiste depuis son séjour à Moscou. La déchéance humaine se traduit ici par la nécessité de quitter cette seconde peau que sont les habits afin de survivre. Ces collages troués et déchirés, où les figures anonymes se fondent aux affiches placardées sur les murs de la capitale russe, illustrent un paysage urbain « grignoté » inexorablement par un climat économique désastreux et violent. Itzhak Goldberg, 2002.
Itzhak Goldberg est historien d’art et collabore à la revue d’art Beaux-Arts Magazine.
Il a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.