Fred Kleinberg vu par Patrick Le Fur

La symphonie humaniste


La symphonique d’un monde nouveau… bouleversé et bouleversant. Fait d’inhumanité et de violence ; d’injustice et d’indignité.  « Il n’y a que le drame qui me fasse peindre » déclare Fred Kleinberg. Peintre, solitaire par définition, lui a aussi beaucoup travaillé en communion, en collaboration. Et, s’il n’a pas réalisé le portrait d’Antonin Dvorak auquel on vient de faire allusion, il l’a fait de Richard Wagner, lors d’une performance sur scène, à Nantes en 2010, avec l’orchestre Prométhée. L’œuvre et la vie du peintre depuis les années 1980 sont irriguées par un flot continu de rencontres, d’amitié et de musique. L’artiste, pas « classique » est en fait toujours fidèle à un esprit humaniste et revendicatif. Punk rock et chanson réaliste : peinture, dans l’urgence de produire, et témoignage dans l’impérieuse nécessité de dire et vivre.    

Elle est là, dans la grande pièce qui sert d’atelier au domicile parisien de l’artiste, trônant sur un fauteuil, impassible, la Fender noire. Électrique comme lui, prête à rugir ou gémir. Le peintre est donc aussi guitariste. Chez lui, à Barbès, des sessions acoustiques ont même eu lieu. On y reçoit les amis, par exemple le critique d’art Olivier Céna, guitariste lui aussi, on parle musique. Comme maintenant où Fred Kleinberg, quant au sujet qui nous importe, évoque Robert Combas et son groupe Les Sans Pattes… Lui, radical, ferme, avance droit… dans ses bottes ! En rythme. Il travaille toujours en musique : radio ou platine déversant le son qui accompagne, initie ou sous-tend la toile qui est en train de se faire. Le pinceau, le médiator tout ça est une histoire de geste ! Et sa palette, faite de couleurs opulentes, parfois stridentes, comme des riffs, se joue en tons sourds qui pourtant écoutent le douloureux chant du monde. Depuis plus de trente ans Fred Kleinberg, artiste voyageur, ne cesse d’arpenter la planète pour composer des morceaux, morceaux de vie, d’histoires. L’Histoire, des pays et des civilisations, la Mémoire, personnelle et familiale, le Corps, physique, tripal, mais aussi politique, social : la peinture de Fred Kleinberg n’est faite que de cela. Le propos n’est pas superficiel, léger ou anecdotique, l’empâtement déjà l’impose. Prolongement de cette quête, son dernier travail questionne et témoigne de l’immigration. En toute légitimité aussi puisqu’il est lui même fils de réfugiés d’Europe de l’Est venus en France.

« Je procède par séries à l’image d’un musicien qui compose un album » affirmait-il déjà dans un livre d’entretiens. La toute récente a pour titre Odyssée. À l’instar et en écho au célébrissime, mythique et fondateur, poème épique attribué à Homère, composé de vingt-quatre chants, Fred Kleinberg a réalisé, quelque chose comme une fresque, un ensemble en sept modules : sept grandes toiles en diptyque et un dessin sur papier, long

de dix-huit mètres, présenté en rouleau. Chaque œuvre étant accompagnée d’une borne audio, une bande son : paroles ou chants de migrants comme témoignages, ceux donnés aussi par des membres des associations s’en occupant. Judicieusement, l’artiste a évité le pathos, la commisération, la compassion. Et l’élément audio n’est, souligne-t-il, « certainement pas un gadget sonore, mais quelque chose qui apporte une dimension supplémentaire à la compréhension du projet… »

Ce qu’il faut voir, appréhender – et ainsi se justifie le titre – c’est, déclare l’artiste, « que la migration que l’on connaît actuellement est un phénomène extra-ordinaire… Oui, on est face à un phénomène homérique, avec des héros homériques… » C’est pour cela qu’il a associé aux portraits ou scènes de vie des migrants, ceux évoquant (ou revisitant en clin d’œil l’œuvre d’autres peintres) des héros ou des épisodes mythologiques. « La mythologie nous permet de prendre de la distance par rapport à l’actualité » souligne-t-il. La voix se rapporte à une peinture, donnant un autre relief, une autre épaisseur. Pour réaliser cette partie Fred Kleinberg a fait appel à Matu, ami musicien de très longue date. François-Régis Matuszenski, pianiste et claviériste, était, dit-il, « l’homme de la situation ». Comme c’est toujours le cas dans la vie et l’œuvre de Fred Kleinberg, il s’agit de travail de tribu et de tribut. Le voyage et l’amitié, indéfectibles. « Je défends l’idée du nomadisme artistique, dépassant la Tour d’Ivoire de l’artiste et dépassant l’Establishment. Pour cette partie sonore, j’ai été un peu le chef d’orchestre, carte blanche donnée à Matu, liberté d’interprétation. » Ainsi, avec des paroles qui relèvent donc du témoignage, du documentaire, en évitant, évidemment, le « folklore », Matu a, selon l’expression de Fred Kleinberg « fait un travail de créateur d’ambiance ». Chaque « morceau », nécessairement court (trois minutes environ), est un mixage, un collage sonore (par exemple des éléments d’actualités télévisées, ou une ambiance de fête dans un camp de refugiés), de la mémoire vivante. Une chanson d’Amar venu de Mossoul est à ce titre très émouvante. En français, anglais ou dans un sabir à prendre comme de l’espéranto : « Écouter la Tour de Babel » dit le peintre. Puisque le parti pris a été de mettre la voix en avant, la composition musicale se conçoit presque à chaque fois comme accompagnement, ponctuation. Oscillant entre électro et musiques urbaines actuelles.

« Il y a des ambiances qui rappellent ici P.J. Harvey, là, massive attack L’artiste-voyageur, témoin, s’étant rendu au cœur des camps de Grande Synthe et surtout de Calais avec leurs « prolongements » à Paris, quartier de Stalingrad, à Lesbos, fait entendre aussi dans ces bandes-son des hommages : aux migrants bien sûr dans leur ensemble, de quelque pays soient-ils issus, mais aussi aux responsables des ONG, aux morts des attentats de Belgique. Peinture d’humanité ! Travail de complicité et de simplicité : « Tout est fait à la maison, en home studio. »

La série Odyssée est plus incarnée que celle de 1999, La mémoire au corps, où, sans un être un élément spécifique à l’exposition, il avait déjà fait une première expérience peinture-musique avec la composition pour trompette, musique électronique et contemporaine de Yann Maresz, Métallica. Peinture, musique, le lien est toujours présent dans l’œuvre de Fred Kleinberg. Ne serait-ce que par le titre. Ainsi la série D’Obscénité et de fureur de 2002 est, presque, éponyme de celui d’un film de Julien Temple sur les Sex Pistols : (L’obscénité et la fureur, documentaire sortie en 2000) où F. Kleinberg signe déjà une pièce intitulée I wanna be your dog : référence on ne peut plus claire à une chanson d’Iggy Pop. Il serpente aussi, l’iguane…

Plus encore dans une thématique générale, la série Monstre toi, réalisée dès 2007 et présentée en 2009 à la galerie Polad-Hardouin à Paris (où F. Kleinberg avait désiré y associer une vidéo d’Hans Bouman) : composée de portraits de rock stars : L. Reed, J. Strummer (des Clash), J. Cash, P.J. Harvey, N. Cave, J. Rotten, T. Waits, D. Bowie, I. Pop, D. Harry (Blondie) ou encore M. Manson. Son panthéon de musiciens préférés. Un univers rock mais surtout des héros punk rock. Une attitude, en plan serré.

Né en 1966, en pleine Beattlemania ou Rolling Stones tsunami, F. Kleinberg adolescent reçoit en héritage une culture rock, où la musique, en live, s’accompagnait souvent de light shows. Sa marque de « fabrique » s’est forgée inconsciemment dans le creuset bouillonnant de ce que fût la Factory d’Andy Warhol mais sa génération est celle du « no future » : un état d’esprit, d’être au monde ; il faut créer dans l’urgence. « Dans la décennie des années 1980/1990 j’ai entretenu beaucoup de rapports avec la scène punk rock » raconte t-il dans le livre d’entretiens déjà évoqué. « Je vivais avec des musiciens, et l’ambiance était à l’échange (…) Les artistes et leurs disciplines se mêlaient : les ateliers de peinture servaient aussi de locaux de répétitions. Je travaillais à l’époque avec un groupe d’artistes, Puissance Populaire. Un groupe multiforme rassemblant des artistes peintres, écrivains mais aussi musiciens, et out un monde satellite. Et c’est tout naturellement que nous réalisions des décors de scène pour de nombreux groupes de rock français comme Les Garçons Bouchers et Pigalle, Les Négresses Vertes, Chihuahua, Rita Mitsuko et aussi des groupes comme les Fleshtones, venus de New York. J’ai écrit des chansons, des textes avec Mano Solo… »

Mano Solo ! Fils du dessinateur Cabu, dessinateur lui aussi et peintre de talent, l’ami avec qui Fred Kleinberg vécut, de squats en péniches, et avec qui il créa un trio, les Portnawak en collaboration avec le plasticien Aurèle Lostdog. Mais le Sida obscurcit le soleil de la Création… Pour Mano Solo dont la séropositivité s’est déclarée, explique F. Kleinberg dans le livre Histoire(s). Les Hurlements d’Léo chantent Mano Solo : « La question du temps est cruciale. « La peinture c’est trop lent ! » Alors il reprend la musique. » Fred baigne dans cette dernière, mais la peinture reste son moyen d’expression privilégié.

Le soleil de la création s’est obscurci. Le poète solaire et engagé, radical, Mano Solo lutte mais marche seul vers son destin. « Et je marche dans les rues / sans savoir vraiment ni comment ni pourquoi j’en suis arrivé là… / Et la lune réfléchit par terre / ouais, comme une étoile de mer ». Le refrain de la chanson La lune, un des hits de Mano Solo, qu’il composa en 1993 avec des paroles de F. Kleinberg (seul auteur qu’il ait chanté) : quelques phrases qui pourraient, aujourd’hui, être aussi celles des migrants…  Hommage… Comme celui du groupe de rock français Les Hurlements de Léo, qui définit son style musical comme étant « java-chanson –punk-caravaning ».

Cela peut assez convenir à la vie faite de riffs et de mélodies, mélopées du malheur mais de l’espoir du peintre. Ainsi F. Kleinberg, avec ce groupe, participe activement à un tribut à Mano Solo en 2014. Pour les concerts de la tournée il conçoit un décor -fait comme une peinture, sur calicot – : images et lumières, une véritable scénographie. Pour la pochette du double album des reprises de chansons[1], il brosse le portrait de son grand ami regretté de son grand ami, et, pour le booklet, une peinture symbolique, bras dressé poing serrant un filet d’eau… vive.

L’eau vive, la peinture en coulées de sang, sueur ou larmes qui font vivre ou survivre. En avant la musique, en amont les paroles pour dire et comprendre ! Fred Kleinberg, souvent les cheveux en bataille, version discrète de la crête punk, toujours l’œil vif et perçant aura le dernier mot, malicieux : « Mon projet, ultime ? Monter un groupe de punk rock trash, quand j’aurai soixante-dix ans ! »

 

Patrick Le Fur, 2017
Journaliste, critique d’art et collaborateur de la revue Artension.