Fred kleinberg vu par Itzhak Goldberg

La mémoire au corps

Chaque image dans l’œuvre de Fred Kleinberg peut en cacher une autre. Ou plutôt, chaque image est une autre image en puissance. Employant de différentes techniques et de divers supports (vidéo, photographie, peinture), l’artiste suit de près leurs parcours, leurs métamorphoses, leurs recyclages.

Des histoires d’amour, mais aussi des histoires de trahisons sans fin, car ce sont les écarts et les passerelles entre ces différentes représentations qui fascinent l’artiste et qui forment une production riche en ramifications. Parfois, on serait même tenté de croire que pour Fred Kleinberg la fonction essentielle de l’image est d’être détournée de son rôle initial ou de devenir image au second degré. Manipulateur, sans être iconoclaste, il retouche et bricole, modifie et ajoute, bref il invente.
Ainsi, il filme le célèbre musée de cire anatomique situé à Florence. La caméra glisse sur ses répliques transparentes des corps, les pénètre, conjugue l’érotisme au macabre. Ici, la pulsion scopique, qui se cache derrière la prétendue innocence du regard artistique est mise à nu. Mise à distance ou mise en abîme également, car le regard du spectateur est relayé par celui des visiteurs du musée, à leur tour occupés à enregistrer le même spectacle sur une pellicule.
De temps à autre, un corps ou fragment, de cire ou bien vivant, se fixe sur l’écran. Toutefois, cet arrêt sur l’image n’a rien d’une image arrêtée. Fred Kleinberg l’extrait de son contexte, l’imprime sur du papier glacé, en fait la matrice d’une suite de variations peintes sur des papiers du même format. Chacune des composantes de ces mini-séries partage la même tonalité chromatique et malgré une apparence souvent abstraite, suggère la structure de l’image du départ. Une ligne de force, une courbe, un entrelacs brossés avec vigueur, rappellent un détail photographié, transformé et recouvert par la matière picturale. La chair remonte à la surface, la mémoire du corps se maintient par la logique de la série. On le sait, la mémoire est comme le ciment de la série, car comme l’écrit Jean-Louis Schefer : « Chaque surface, chaque tableau est habité par la mémoire, c’est à dire par le temps du déplacement et de l’effleurement successif de plusieurs temps de la peinture ».
Il est probable que ce besoin de reprendre les mêmes éléments, de les retravailler sans cesse, vient de la volonté de Fred Kleinberg de trouver une manière propre à lui d’occuper la surface du tableau, d’atteindre une animation qui se passe de toute narration. Ses œuvres récentes font croire qu’il s’engage dans un long processus de lutte contre les images existantes. C’est ainsi que des toiles rouges se couvrent de taches et de nuages noirs ou des fonds bleus foncés sont traversés par des formes roses, comme des cartes imaginaires mais vraisemblables d’une tempête qui ne finit pas de se déclarer. Recouvertes, ou plutôt raturées, elles semblent être chargées d’une violence, où la création se mêle intimement à la destruction.
Cependant, malgré le refus de toute illusion spatiale, malgré le rejet de toute référence à une réalité quelconque, la sensation d’un espace implicite, l’apparition des figures en filigrane persiste. Les trajets irréguliers forment des réseaux inextricables, des mailles flottantes, des volumes en expansion. Ces nœuds organiques, souvent au centre du tableau, font surgir parfois des formes menaçantes et séduisantes à la fois, à mi-chemin entre le fœtus et un corps inachevé.
Face à cette abstraction particulière, une dernière série : des visages qui accompagnent l’artiste depuis toujours. Des « portraits » anonymes, griffonnés, des visages qui surgissent d’un magma de traits bouillonnants. Il est probable que Fred Kleinberg ait croisé ces fameuses lignes de Henri Michaux : « Dessinez sans intension particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre du visage. Dès que je prend un crayon, un pinceau, il m’en vient sur le papier, les uns après les autres, dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Es-ce moi tous ces visages ? Ce sont d’autres ? De quels fonds venus ? Ne serait-il pas simplement la conscience de ma propre tête réfléchissante ? »
Peut-être, comme le dit ce poète, ce que l’on cherche, est ce à quoi on revient toujours, parfois malgré soi, est le visage. Peut-être « La mémoire au corps » est-elle avant tout la mémoire du corps de soi, celle à laquelle on n’échappe jamais.


Itzahk Goldberg, 2000.
Itzhak Goldberg est historien d’art et collabore à la revue d’art Beaux-Arts Magazine.Il a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.