Fred Kleinberg vu par Patrick Lefur

BAROQUE FLESH

Nous l’avons vu, Fred Kleinberg, avec malice et habileté, aime à brouiller les pistes. La lecture de ses œuvres n’est jamais à prendre au premier degré. Avec la série « Baroque Flesh », et cela dès son titre, le peintre met en jeu l’allégorie dans son propos et remporte la mise avec l’as de la métaphore.

Alors, en toute complicité, nous avons décidé d’aborder ces questions lors d’un entretien in situ : dans sa galerie parisienne, chez Dominique Polad Hardouin. La galeriste, historienne d’art de formation, ayant précédemment fait la démonstration de l’intérêt que l’on devait porter à “Monstre toi”, forte de ce succès, présente à nouveau dans ses murs, au printemps 2011, un nouveau solo show du peintre. L’exposition cette fois met en vedette Mythologies et Autobiographie; et, surtout, interroge l’histoire de la peinture.
La conversation tient un peu de la confession… On se comprend, on se répond dans le chuchotement… De concert, complices et côte à côte, face à l’oeuvre… Nous avançons lentement dans la galerie tout en longueur, sous un ciel clément, celui d’une verrière zénithale. Nous nous arrêtons devant chaque pièce, pour le plaisir, celui de l’émotion et de l’analyse. Nous hantons l’espace du sous-sol comme une crypte ouverte aux seuls fidèles…
Que nous disent en fait ces grandes toiles, ces huiles qui glacent le sang ? Que nous racontent ces œuvres en techniques mixtes, ces pastels sur papier comme autant de palimpsestes ? « Souvent il n’y a rien dessus, tout est dessous. Cherchez » disait Paracelse, mais que répond Fred Kleinberg?

 

ENTRETIEN Patrick Lefur & Fred Kleinberg


Patrick Lefur

Vous avez donné à cette série un titre énigmatique et assez provocateur. Que cachent ces deux mots si ce n’est antagonistes mais dont tout du moins l’association peut apparaître comme très paradoxale ?

Fred Kleinberg
Le mot anglais « flesh » signifie viande, quelque chose de très cru. C’est dire comme ici, en matière de peinture, je veux parler de la chair dans son aspect violent. Et en effet le titre est très paradoxal puisque il est aussi un mix de langues et de genres. Je m’explique, le mot « baroque », au départ, désigne un style de joaillerie. « Barocco » en italien, l’irrégularité, la perle… A la chair, molle et brunâtre du sang qui l’irrigue, s’associe donc la concrétion de nacre, dure et blanche… Le baroque se fabrique par métissage de formes et d’idées.C’est un amalgame, un univers chargé et complexe, chargé de sens multiples.

Patrick Lefur
En effet, par définition, le baroque c’est ce qui choque, gène ou étonne. Mais ce terme qui évoque donc l’étrangeté ou l’incompréhensible désigne aussi un style artistique et littéraire. En choisissant un tel titre, cette série interroge le corps incarné mais aussi l’histoire de l’art interprété?

Fred Kleinberg
Dans la série précédente « Monstre-toi », j’avais posé la question de l’héroïsme de l’individu authentique à travers les visages de certaines icônes du rock et de la musique punk, et la réponse devait se lire, dans l’universalité de l’homme libre qui renie rien de ce qui est… Je voulais désormais composer avec de nouvelles sonorités, allez dans une nouvelle direction. Depuis longtemps cela me travaillait : il fallait que j’engage un véritable dialogue avec la peinture avec un P majuscule, avec l’art classique ; en fait tout se tient, tout n’est que continuation… Le corps au contact de la réalité, l’homme face à son destin, livré à son inexorable solitude, à sa monstrueuse mais humaine cruauté, et l’Histoire, tant celle des faits géopolitiques que celle de la Culture, de l’Art. Des arts…

Patrick Lefur
Ce travail est un témoignage et de plus vous vouliez payer un tribut, n’est-ce pas? Mais n’avez-vous pas craint que d’aucuns y voient aussi une récupération plus qu’une réinterprétation et même, dans la rhétorique du propos, un « effet de manches » ?

Fred Kleinberg
C’est bien sûr, un hommage, un retour aux sources, mais ni une récupération ni une réinterprétation. Une allusion seulement, une déférence en référence… Dans « Baroque Flesh » il faut entendre l’affirmation de mon goût pour une certaine peinture, classique en l’occurrence. L’ affirmation d’un peintre d’aujourd’hui qui cite ses sources mais écrit autre chose. Cranach, Le Caravage, Rembrandt, Goya,Rubens, ou bien Juan de Valdés Leal…

Patrick Lefur
Pour preuve votre toile « La quadrature du cercle “: voilà, clairement, un coup de chapeau si j’ose dire, aux grands maîtres…

Fred Kleinberg
Cette pièce incarne, dans une nature morte justement, la vie des peintres des siècles passés. Un hommage à leurs difficiles conditions de travail. Ce chapeau, moderne, sur lequel reposent des bougies, rappelle celui que portaient les artistes pour peindre au plus près de leur toile. On peut y voir aussi une vanité C’est un sujet à part entière mais l’important est qu’il est chargé de la présence de celui qui l’a porté. Ainsi, une fois encore, je peux à travers cette exploration de l’art ancien affirmer un questionnement sur une manière de peindre ou de dessiner.

Patrick Lefur
Beaucoup de thèmes et de motifs s’entremêlent dans la série « Baroque Flesh » comment avez-vous réussi à en faire un tout cohérent ?

Fred Kleinberg
Dans ce métissage du baroque il y a donc des références ; en fait des imprécations ou, comme je vous le disais à l’instant, des citations. Il est question d’autobiographie et de mythologie ou, plus exactement, des mythologies. Celles de la civilisation gréco-latine mais aussi des éléments qui ont trait à la culture indienne. Des polythéismes qui ont d’ailleurs certains points communs et ainsi se répondent à travers les siècles, les continents, les civilisations. Tout cela a nourri la série et lui a donné son unité. J’ai d’ailleurs relu L’Odyssée d’Homère, Le Satyricon de Pétrone et je me suis partagé entre mes deux ateliers : à Paris j’ai réalisé les grandes huiles sur toile, à Pondichéry les dessins, par exemples le pastel sur papier « Bacchanales »… La série présente donc un polythéisme rime en imagerie mais seul le logo «Baroque Flesh » est de l’ordre du mystique. Bien que n’étant pas « religieux » je pense cependant que faire de la peinture c’est aussi un acte spirituel. Alors je joue sur des motifs qui mélangent l’irrationnel et le matériel : ici les divinités antiques ou indiennes, là les gorgones et les méduses, les vanités aussi, mais dans une proximité avec les objets et des situations de la vie moderne.

Patrick Lefur
Si, comme toujours, vous placez l’Homme au centre de votre œuvre, dans cette série c’est aussi un homme, vous, qui, picturalement parlant, refait surface ?

Fred Kleinberg
Oui, c’est vrai j’avais délaissé depuis quelques années la question de l’autoportrait. J’y reviens ici, mais dans une autobiographie transfigurée…
Il faut comprendre que je suis aussi le cobaye de mon expérience picturale. Prenons la toile « Le quarantième rugissant », oui, je suis bien à la barre d’un frêle esquif mais vais-je arriver à bon port ? Et même, y-en-t-il un ? Cet aspect autobiographique m’intéresse uniquement dans le fait qu’il me permet de dépasser ma propre histoire. Cette toile rugit justement parce qu’elle montre le lien que notre race entretient avec l‘animalité, la sauvagerie, l’aspect inhumain de l’homme…

Patrick Lefur
Globalement le baroque en question, réactualisé dans cette série, empruntant à ce mouvement le goût du contraste et de la dualité, est une étrangeté qui s’exprime avec force. Violemment ! Et, si votre palette est plus forte que jamais, il y a aussi d’autres aspects techniques importants, sur lesquels je voudrais que vous attardiez un peu…

Fred Kleinberg
Oui, plus encore qu’avant, j’utilise une palette aux tons opulents, vifs voire stridents. Le rouge vermillon l’emporte mais il y a aussi toute une gamme de camaïeu de bruns et de bleus. Et le noir et blanc, dans les huiles et évidemment surtout dans les pastels, permettent de montrer plusieurs niveaux de réalité. Oui, c’est une peinture violente, crue comme la viande. Cette série bouillonne et se crispe : il y a beaucoup de colère de ma part, beaucoup de tension… Beaucoup de travail plastique aussi. Tout est dans la dualité : deux techniques cohabitent. Il y a, d’une part, travaillée au couteau la matière est épaisse, très épaisse, l’huile impose son gras et, parallèlement, et, d’autre part, traités au pinceau, sur le même espace, pour chaque pièce, beaucoup de choses très fines dans le trait. La peinture raconte des scènes hautes en couleurs, les dessins d’autres histoires tout aussi inquiétantes mais plus diffuses. Autre parti pris technique, très important, à cette épaisseur dentelée en mat j’ai apposé / opposé un glacis lisse et brillant, celui de la peinture classique. Le climax pictural étant que par endroit la saturation du glacis vient rider la surface du tableau. Pour résumé les choses, avec « Baroque Flesh » j’ai affirmé mes choix sur la façon de parler de la peinture et la façon de la faire…. Ainsi j’ai travaillé la toile accrochée au mur, donc debout, mais aussi lorsqu’elle est à plat, par terre, accroupi sur le sol comme pour mieux l’honorer. Travail au pinceau ou au coteau, travail au corps avec le doigt… Le corps et l’esprit “mis en oeuvre” si l’on peut dire…

Patrick Lefur
Avec ces thématiques, ces scènes, ces couleurs voulez-vous délibérément perturber le regard, déstabiliser le spectateur ?

Fred Kleinberg
Oui, absolument ! Et là encore le baroque et la chair font double effet sur celui regarde la toile mais aussi celui qui l’a réalisée. Mes motifs sont aussi parlants que les titres des pièces. Dans un mélange de genres, « recettes » classiques et « effets » modernes, idées contemporaines, dans un bouleversement de l’espace de la nature. Nature d’une forêt incendiée ou d’une mer agitée, nature humaine et inhumaine d’une scène de banquet grouillante de nourriture. A ce propos je souligne une récurrence : la question du cannibalisme, de la dévoration et de l’entre- dévoration qui était déjà au centre de la série « D’obscénité et de fureur ». Ici on arrive à l’écœurement total dans « Le festin du cœur » … On atteint l’ultime carnage « A l’autre bout du monde »…Entre représentations mythologiques et modernes, de la vaisselle ici voisinant avec un ordinateur, des fleurs et des flammes, des êtres humains et des animaux, des vanités, tout est dit et montré : des « Vertiges », du « Vitriol » et tant d’autres cris « Scream »…

Patrick Lefur
Mais dans ce maelström on peut cependant, parfois, trouver une issue, n’est-ce pas ?

Fred Kleinberg
Dans ce travail qui en définitive, se nourrissant de « mélancolie », au sens où Dürer en parle, n’est qu’un questionnement sur la création et donc un va-et-vient éternel entre création et destruction, j’ai aussi glissé quelques pièces d’espoir. Par exemple « Lux III », pour l’équilibre, est une marche vers la lumière et, en même temps, une métaphore, celle de la problématique du clair-obscur de Rembrandt. Ce travail est en grande partie allégorique. Il parle de la mort et de la renaissance, fondamentalement, un autre titre l’indique clairement : « Phénix »…

Patrick Lefur
Que dire de plus quand il semble bien qu’on ait réussi à parler de la destruction et du renouvellement en peignant ses différents états ? Faire de la peinture n’est-ce pas en définitive tenter le «Grand Œuvre », et ainsi être un alchimiste ?

Fred Kleinberg
Il n’y a pas de « réussite » il n’a que des tentatives. Et un résultat, l’œuvre. Mon devoir moral si je peux me permettre d’utiliser une telle expression est de donner à voir des choses évocatrices. Mais bien sûr j’ai voulu proposer différents niveaux de lecture et cela n’exclue pas l’imaginaire de celui qui regarde mon travail. Et, tout compte fait, je ne cherche pas à dire quelque chose en particulier. Je pense qu’il vaut mieux aborder la marmite débordante du creuset plutôt que d’essayer de voir le ou un message. « Nigredo » sera mon dernier mot…

Patrick Lefur est critique d’art et journaliste.
Auteur de monographies sur les artistes d’aujourd’hui.