Fred Kleinberg vu par Philippe Godin

les années indiennes 2000-2010

En paraphrasant, l’exergue du livre de Nietzsche Humain trop humain, on pourrait dire de la peinture de Fred Kleinberg qu’elle est une œuvre pour esprits libres, tant cet artiste ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur. Si Cézanne allait chercher sa note bleue sur les pentes de la Sainte Victoire, Fred Kleinberg va extraire son motif dans des voyages incessants, l’emportant vers d’autres cultures susceptibles de satisfaire sa quête d’ailleurs. C’est ainsi qu’il trouve le matériau de sa peinture, au plus près parfois des grandes tragédies contemporaines. Ce que cherche Fred Kleinberg dans cet athlétisme nomade, c’est non seulement une ouverture humaniste à l’autre, mais également ce que philosophe Gilles Deleuze nomme ce « chaos-germe » à partir duquel peut émerger un style.
De ce point de vue, Les années indiennes de Fred Kleinberg n’ont rien du carnet de voyage d’un artiste en mal d’exotisme. De la trentaine d’œuvres réalisées entre 2000 et 2010 en Inde, on ne retrouvera pas ce lot convenu d’images chères aux attractions touristiques, avec son florilège de vaches sacrées, et le foisonnement coloré des saris des femmes. L’Inde de Fred Kleinberg n’est pas celle que les agences de voyage promeuvent en vendant une retraite dans un ashram, un Trek ou un remake aseptisé d’un trip pour Goa !

Lorsqu’il séjourne en 2004 en résidence d’artiste près de Pondichéry, le peintre ne se doute pas, alors, qu’il va se retrouver au cœur de l’une des catastrophes naturelles les plus tragiques de l’histoire, auprès de quoi les affres des naufragés de la Méduse ou ceux de Jonas en proie à la colère divine peuvent sembler de simples anecdotes. Le 26 décembre, un séisme d’une rare violence provoque un tsunami qui frappe entre autres, le sud de l’Inde. Parmi les décombres de son atelier entièrement détruit, l’artiste ne retrouve qu’un rouleau de papier rendu par la mer portant encore les stigmates de la violence du tsunami ; celui-ci va devenir le support du témoignage que le peintre va rendre de cette tragédie.

À la colère de la nature, Fred Kleinberg va répondre par la rage de l’expression en créant une fresque in situ, à la craie noire, dont le format sera à la hauteur de ce drame hors norme : plus de 18 mètres de long !

Au fur et à mesure que l’artiste s’informe des victimes qu’il avait connues, il fait un dessin, à la manière d’un dazibao qui se déploie progressivement. Cette fresque all-over devient le véritable sismographe de la catastrophe dont le peintre est le témoin. À l’image d’une immense vague graphique charriant tous les spectres de ceux qui ont été emportés, cette œuvre monumentale constitue une réplique sublime entraînant le spectateur dans ce sentiment d’effroi et de délectation esthétique cher aux romantiques. Au déferlement des flots marins répond le « flow » du dessin continu, seul capable de rendre sensible cet enchevêtrement d’impressions et d’images charriées par la puissance du tsunami.
En utilisant exclusivement le noir et blanc, l’artiste confère à son œuvre une tension dramatique qui évoque tout autant les pièces les plus sombres de Goya que le Guernica de Picasso. Si le N&B reste pour le peintre associé depuis son enfance à une actualité faite de guerres et de violences, il n’est pas sans évoquer, aussi, la métaphore d’une écriture muette, dont la présentation de la fresque sous forme d’un immense volumen enroulé autour de deux axes de bois semblable à un livre sacré contribue à renforcer la dimension épique de cette catastrophe, et emporte la peinture dans un devenir livre…

La plupart des autres œuvres de l’exposition témoignent de l’engagement de l’art de Fred Kleinberg dans une aventure humaine où l’artiste exerce une pratique « dialogique » de la peinture, privilégiant l’écoute, et le désir de créer des liens avec les communautés au sein desquelles il crée. À l’instar de la peinture Relief dans laquelle les questions formelles, et le choix des matériaux restent inséparables de l’expérience humaine qui les ont vu naître ; les toiles de jute aux motifs sérigraphiés qui encadrent le tableau, étant des emballages de sacs de céréales, récupérés par l’artiste lorsqu’il distribuait de la nourriture avec les ONG.

En intégrant des morceaux d’affiches récupérées à des toiles comme Monbay Victoria terminus ou La fuite, le peintre renoue aussi avec un usage du collage issu du cubisme, et suggère cette impression d’un monde volant en éclat dans une enfilade d’images colorées. Le recours à la technique de la gomme arabique pour une partie des œuvres faites dans le sillage du tsunami, permet enfin à l’artiste d’accentuer le caractère spectral des figures peintes.

Car ce sont des humeurs de fuite, d’effroi et de survie qui constituent les affects omniprésents d’une majorité des pièces de l’exposition, unissant dans un même drame la peur animale à l’angoisse humaine. Seuls les beaux pastels de personnages de Sadhou ou de jeunes filles dont on ne sait s’ils sont les rescapés d’un monde dont l’histoire ne semble qu’une succession d’atrocités, pondère l’impression d’apocalypse qui domine cette peinture, lointaine et noble descendante, sans doute, d’une énergie romantique renouvelée.

 

Philippe Godin, 2021.
Historien d’art.